Christian Jacob, Des mondes lettrés aux lieux de savoir, Paris, Les Belles Lettres, 2018, 462 p. Bibliogr., Index. 35 €
Cet ouvrage rassemble divers textes écrits par Christian Jacob, spécialiste universitaire de géographie et d'ethnographie antiques. Son domaine est l'histoire comparée des pratiques lettrées et ce livre parcourt deux mille ans de cette histoire, allant de la bibliothèque d'Alexandrie aux digital humanities et Wikipedia. Christian Jacob observe nos humanités numériques à partir de lieux de savoir anciens, lieux d'accumulation de capital culturel autant que de diffusion : le scriptorium médiéval, l'atelier des imprimeurs de la Renaissance et, bien sûr, la bibliothèque d'Alexandrie.
C'est par elle que commence l'ouvrage : "Alexandrie, IIe siècle avant J.-C.". Alexandrie est un projet, un rêve de ville intelligente, ville de géomètres et d'ingénieurs, avec ses canaux, ses larges rues, son phare, son agora, ses jardins, ses gymnases et sa bibliothèque : "métissage des pierres et des écritures, des couleurs et des formes, des dieux et des rois, des symboles et des esthétiques". Au coeur de la ville, se trouve le Musée (pour le culte des Muses) où sont recueillis, pour commencer, "les hommes et les livres venus de l'école d'Aristote", point de départ d'une ambition universelle. C'est à Alexandrie que sera effectuée la traduction de la Torah en grec (la Septante) puisque Démétrios de Phalère, son bibliothécaire et fondateur, voulait rassembler tous les supports de la culture universelle ("paidéia"), grecque ou non, tous les livres de la terre en langue originale ou en traduction (la bibliothèque comptera 490 000 rouleaux de papyrus). La bibliothèque n'est pas que le lieu d'une accumulation matérielle, un entrepôt de stockage, elle suppose un classement, une taxonomie, une organisation encyclopédique des savoirs, des métadata, des catalogues (120 rouleaux)... Fonctionnaires, les savants qui administrent et animent la bibliothèque sont entretenus par le roi. La bibliothèque d'Alexandrie sera bientôt imitée, à Rome, à Pergame, à Antioche... Alexandrie devient "Ville-laboratoire" ; la bibliothèque a des airs de campus. Le chapitre se poursuit avec une "histoire des bibliothèques antiques".
Un chapitre est consacré à deux lecteurs - auteurs particuliers, Aulu-Gelle et Athénée de Naucratis. Tous deux prennent des notes au cours de leurs lectures, et les résument. Ainsi, Aulu-Gelle, dans les Nuits attiques, a constitué, au hasard de ses lectures, ordo fortuitus, un véritable journal de lectures, en grec ou latin. Ces compilations sont de véritables "bibliothèques portables", explique Christian Jacob qui évoque aussi, parmi d'autres, Pline l'Ancien qui aurait vendu fort cher ses notes de lectures (160 rouleaux).
Les "lieux de savoir" qu'étudie Christian Jacob sont divers modes de construction d'un savoir : les encyclopédies, les fiches ("mortifications nécessaires" qui n'ont pas disparu avec l'informatique), les "questions et réponses", les échanges épistolaires. D'analyse en analyse, le travail intellectuel se révèle aussi travail manuel ("les gestes de la pensée"). On en est amené à interroger la validité de la division, couramment admise, entre travail intellectuel et travail manuel.
Les “lieux de savoir” et les "mondes lettrés" désignent la manière dont se constituent les savoirs. Non pas les savoirs eux-mêmes mais leur mode de constitution, leur élaboration (modus operandi). Tout savoir est une pratique qui s’apprend et s’acquiert en faisant et reste dépendant de cette pratique d’apprentissage : c’est ce qui coud ensemble les différentes parties de ce livre en apparence décousu. Faire, et, en faisant, se faire, disait-on. C’est en forgeant, etc.… Mais on ne devient pas que forgeron.
Les outils du travail intellectuel varient selon les époques et les contrées. La bibliothèque d’Alexandrie n’est pas Wikipedia : en quoi un lieu de savoir affecte-t-il, par exemple, le théorème de Thalès pour celui ou celle qui l’apprend ? Quel est le degré d’indépendance, d’autonomie, d’un savoir par rapport à ses outils d’acquisition, de transmission, de pratique ? C’est ce qu'engage la confrontation des différents thèmes de cet ouvrage, et leur variation même.
Lorsque l’on “fait” des fiches manuscrites pour apprendre de la géométrie, la médecine ou de la grammaire, qu’apprend-t-on qui n’est pas la géométrie, la médecine ou la grammaire ? On apprend à classer, trier, ordonner, résumer, hiérarchiser, analyser, programmer, recopier (i.e. copier /coller), modéliser, mémoriser. Quel habitus s'inculque alors dont profitera l'activité professionnelle ? En quoi est-il différent d’apprendre seulement en lisant ? En quoi ceci affecte-t-il la géométrie ou la grammaire acquise ? Un savoir peut-il être dissocié du média qui le communique et l’inculque ? L’habitus acquis, capital culturel incorporé, est-il transférable ou reste-il une dimension inséparable du capital culturel de son porteur ? Notons que beaucoup de ces savoir faire sont développés aujourd’hui par des logiciels et incorporés dans des tours de main, des doigtés, pour un clavier ou un pavé numérique.
Appliquons cette réflexion à autre domaine: un film est-il indépendant de son support, smartphone ou écran d’une salle ? En quoi Homère, récité et chanté par un rhapsode à la fin d’un banquet, est-il différent d'Homère ânonné en cours de grec ou parcouru en BD ?
Cet ouvrage, qui comprend lui aussi des notes de lecture, s'avère fécond en suggestions d'interrogations : comment l'ordinateur, le smartphone et plus généralement l'intelligence artificielle transforment-ils la recherche et l'exposé de ses résultats, le travail intellectuel en général ? Que sont devenus les fiches, les résumés, les courriers (et leur stockage, leur organisation, leur partage), les listes ? Les applications de productivité sont innombrables qui proposent d'organiser toutes sortes de documents (Evernote, Feedly, Dropbox, Pocket, ScreenFlow, Trello, Atlassian, Google Keep, etc.), de traduire, de collaborer et communiquer mieux (Slack, Skype for Business, etc.), plus vite, de lire et analyser autrement (cf. BigFish de Weborama, Quid, etc.)...
Ces techniques de production (autant de gestes, manières de penser, logiques métiers i.e. "back office functions", etc.) peuvent être imitées par des machines et automatisées, robotisées : c'est le domaine des software robots (Robotic Process Automation, RPA). L'objectif constant de ces techniques est de réduire les coûts de transaction (répétitions, paperasse, saisies multiples, etc.) tout en augmentant la qualité et la rapidité des transactions.
Pour penser nos actuels "lieux de savoir" et leurs effets sociaux et culturels, le livre de Christian Jacob est précieux et passionnant ; pour son domaine, ce livre est un véritable "lieu de savoir" en miniature qui ne demande qu'à être extrapolé à la culture numérique actuelle.
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