lundi 11 novembre 2024

Une histoire littéraire traitée comme un roman policier : Montaigne

 Philippe Desan, Montaigne La Boétie. Une ténébreuse affaire, Paris, Odile Jacob, 382 p., 2024, 22.9 €

Ce n'est ni de la littérature ni de la philosophe, c'est un roman policier. Le sous-titre renvoie à, ou au moins évoque - c'est une idée de l'éditeur -, un célèbre roman politique de Balzac publié en 1841. Roman historique qui évoquait l'époque de Napoléon 1er.

Le roman du français Philippe Desan, Professeur de littérature française à l'Université de Chicago - mais il est aussi un ancien champion cycliste, un grimpeur qui rêve encore des grandes classiques belges (p. 376) ! - est d'abord un "polar historique" ; il s'agit d'une intrigue que l'auteur aurait "ruminée durant de longues années". Ce "divertissement érudit" donne pourtant à penser : et l'on ne voit plus, ni Montaigne ni La Boétie, comme avant, quand on referme ce livre. 

Cet ouvrage parcourt plusieurs siècles, partant du 16ème pour la première étape, le siècle de Montaigne, pour arriver au 21ème, le siècle où se déroule la soutenance d'une thèse consacrée, le  3 juin 2023, à Montaigne. C'est la dernière étape, l'arrivée au sprint à Paris, place de la Sorbonne.

C'est un bon roman ; il donne à voir un Montaigne que l'on ne connaît guère, un Montaigne qui songe à sa carrière, un Montaigne homosexuel, un Montaigne qui aime les femmes dont, raconte ce livre, Marguerite de Carle, l'épouse de son ami La Boétie. Mais qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est faux ? Allez savoir... et cherchez sur Internet ! L'ouvrage donne à voir trois illustrations : le fauteuil de Montaigne, la reproduction d'un tableau qui a servi d'ex voto, et l'image d'une gourde de Montaigne, toutes pièces reprises par l'argumentation de la thésarde. Ce livre se lit de deux manières, en même temps, comme un policier, mais aussi comme un ouvrage d'histoire littéraire. Et le lecteur ou la lectrice hésite... Que la soutenance de thèse ne se passe pas très bien ne saurait étonner. Le jury sera-t-il à la hauteur de la thèse ?

samedi 2 novembre 2024

La vie d'un chat japonais

 Hiro Arikawa, Les mémoires d'un chat, Paris, BABEL, 327 p., roman traduit du japonais

Que pense un chat ? Allez savoir ! Les personnes vivant avec un chat sont certaines que les chats pensent mais elles n'ont pas de preuves. Mais en ont-elles besoin ? Moi je ne sais pas. Comme toujours, il y a un risque à penser que le chat pense : tout le laisse croire mais... Enfin, Baudelaire...

Hiro Arikawa, romancier japonais, dresse le portrait d'un chat, Nana. Chat errant, trouvé, et qui cohabite avec Satoru Miyawaki qui l'a rencontré suite à un accident de voiture. Alors commence l'Odyssée de Nana et de Satoru, dans un monospace. Cette Odyssée, ce sont les aventures de Satoru pour laisser Nana en pension (il s'agit de le faire adopter) et de Nana qui l'accompagne. Le roman se termine par les funérailles, et voilà. Je ne vous en dirai pas plus. C'est un bon roman. Et les héros sont japonais, ce qui les rend quelque peu étrangers à notre culture.

Ce chat qui pense et qui parle nous fait penser à des chats, ceux de ma grand-mère qui ne mangeaient que le poisson cuit, les nôtres, le petit que m'avait offert mon copain Porcher et qui est mort après quinze jours, les autres qui sont ceux de ma femme et qui nous manquent tous terriblement. Mais que pensent les chats ? Rien, peut-être... Mais, nous, nous pensons à eux, encore et toujours. 

lundi 28 octobre 2024

Maïakovski, poète et voyageur

 Vladimir Maïakovski, Du monde j'ai fait le tour. Poèmes et proses, Paris, Les Belles Lettres, 2024, 402 p., Textes présentés et traduits du russe par Claude Frioux, Repères (les noms de l'époque), Bibliogr.

"Je suis poète et par là intéressant". C'est lui qui l'affirme, alors croyons le sur parole, pour voir. Maïakovski voyage donc, et ce sont ses voyages que raconte et met en scène Claude Frioux, spécialiste éminent du poète : en effet c'est à lui que l'on doit l'édition bilingue en quatre tomes des Poèmes de Maïakovski, aux éditions Messidor (Paris, 1984). Les poèmes dans ce nouvel ouvrage sont d'ailleurs repris de l'édition de 1984. Sans doute donc le meilleur spécialiste français de l'oeuvre de Maïakovski, Claude Frioux fut pourtant prudent. Ainsi, à propos de Lili Brik qui apparaît toujours comme une passion majeure dans la vie du poète, il précisait : "celle du moins qui a le plus marqué nominalement son oeuvre" (p. 65).  Doute légitime, que corroborent de nombreux faits et témoignages : Lili serait à l'origine du refus à Maïakovski d'un visa, refus qui causera sans doute son suicide.

Puisque le livre est intitulé "du monde j'ai fait le tour", les voyages seront au coeur de cet ouvrage. "Voyager m'est indispensable. Le contact des choses vivantes remplace presque pour moi la lecture des livres" (p.13). Néanmoins, il n'a pas fait le tour du monde mais a connu l'Europe et les Etats-Unis, une partie de l'Amérique du Nord donc.

Les voyages seront par conséquent Paris et Berlin, Prague et Varsovie. Puis ce sera Cuba et le Mexique et surtout New York et les Etats-Unis. Là-bas, il rencontrera, une femme, russe, immigrée, Elizaveta Petrovna Zibert. Avec elle, il aura une fille, Hélène Patricia, née le 15 juin 1923. Fille du poète donc, qu'il ne verra qu'une seule fois, à Nice. Ce que pense Maïakovski des Etats-Unis est complexe. Il admire les prouesses techniques mais il souligne aussi le racisme et la vie difficile de la classe ouvrière. Maïakovski, futuriste, voulait "non pas l'exaltation de la technique mais sa domestication au nom des intérêts de l'humanité." 

Maïakovski ne parle aucune langue étrangère et il dépend donc de ceux et celles qui le prennent en charge. "Je n'ai vu l'Amérique que des fenêtres du wagon" (p. 229), dit-il : c'est le lot du touriste. Maïakovski a été un spectateur de l'Amérique, spectateur de Paris et de Berlin, spectateur de la Russie aussi, sans doute. Mais n'est-ce pas le métier du poète que de voir, de regarder, d'imaginer, de fabriquer des images : "le poète a le droit et la nécessité d'organiser et de transformer le matériau qu'il voit et non pas seulement de la polir" ? Ce sera aussi "Le pont de Brooklyn - / vraiment...  / C'est quelque chose",  et Maïakovski évoquera, admiratif, "le calcul rigoureux / des boulons, / du métal". "J'AIME NEW YORK à l'automne dans l'affairement des jours ouvrables" mais Maïakovski décrit la ville au travail. "JE HAIS NEW YORK LE DIMANCHE". Et puis ce seront aussi des images horribles des abattoirs de Chicago et des animaux abattus : "Une machine soulève avec un crochet les porcs vivants et hurlants" (p.233). A Detroit, Maïakovski visite en touriste les usines Ford et peut voir les ouvriers immigrés au travail : "Comment faire de la propagande en 54 langues"?, s'interroge-t-il. "La langue de l'Amérique, c'est la langue imaginaire de la Tour de Babel, avec cette différence que là on mêlait les langues de telle façon que personne ne comprenne, ici on mélange pour que tous comprennent. Le résultat est que de l'anglais on fait une langue que tout le monde comprend sauf les anglais..."  (p.231)

Ce livre est utile pour mieux connaître Maïakovski, mais il est surtout bien fait pour que les lecteurs et lectrices l'aiment. C'est un très bon livre.

dimanche 29 septembre 2024

Kafka, selon les dix premières traductions. Excellent !

Maïa Hruska, Dix versions de Kafka, Paris, 2024, Grasset, 239 p. bibliogr.

Ce sont dix lectures de Kafka, lectures de toutes sortes mais lectures de traducteurs et traductrices auxquelles nous confronte ce livre passionnant. Et quelles traductions ! Ce sont les premières d'abord : ce sont donc aussi des traductions de découvreurs. Ces traductions, celles auxquelles on est rarement confronté puisque l'on ne lit un auteur, généralement, que dans une seule langue, la nôtre et parfois la sienne, en l'occurence l'allemand pour Kafka. Aussi, à part celle en français, ne connaît-on que rarement les autres traductions.

Mais volà, Maïa Hruska nous met en relation avec une dizaine de traductions de Kafka : en italien (Primo Levi), en espagnol (Jorge Luis Borges), en yiddish (Melech Ravitch), en roumain (Paul Celan), en anglais (Eugene Jolas), en français (Alexandre Vialatte), en polonais (Bruno Schulz et Josephina Szelinska), en hébreu (Yitzhak Schenhar), en tchèque (Milena Jesenská). Dans chacun des cas, l'auteur raconte à propos du traducteur ou de la traductrice, des anecdotes, des petites histoires et des grandes, toujours liées à ses traductions et souvent biographiques. Cette diversité est généralement dramatique, car ces histoires se terminent souvent fort mal ; mais cette diversité donne au livre sa vigueur et, d'une certaine manière aussi, son unité et son discret humour. L'ensemble constitue un livre très agréable. Pourtant c'est un livre de juriste, comme l'était d'ailleurs Kafka. Le thème de ces dix versions est remarquablement bien exploité, on perçoit petit à petit le pokoï où se réfugie Kafka, sa chambre où il peut écrire en paix, et Kafka en devient encore plus séduisant. Le livre est érudit, bien conçu. Il donne aussi envie de lire, ou relire Kafka. Et c'est bien.  

Pour en savoir plus, et mieux, on pourra écouter l'interview de Maïa Hruska par Sylvain Attal sur RCJ  "Maïa Hruska, l'invitée de Patronymes"

dimanche 18 août 2024

Lire l'illisible Luis de Góngora : un plaisir !

 Luis de Góngora, Fable de Polyphème et Galatée, édition bilingue, présentation et traduction de Jacques Ancet, version en prose de Dámaso Alonso, chronologie, bibliographie, 213 p.

Voilà un très beau poème, très couramment ignoré de la plupart des francophones, fussent-ils cultivés. C'est l'un des sommets de la poésie du "Siècle d'or" espagnol. Illisible, a-ton-dit, et, dans sa présentation, Jacques Ancet évoquera, à propos de Góngora, Mallarmé et Valéry. 

La  Fable de Polyphème et Galatée est un poème daté de 1612, donc deux siècles après Pétrarque mais peu de temps après Torquato Tasso. En France, Góngora est contemporain d'Agrippa d'Aubigné, en Grande-Bretagne de John Donne. 

Le thème du poème est célèbre, développé longuement par Ovide dans les Métamorphoses. L'intrigue est simple : Acis, habile chasseur, découvre la belle Galatée endormie ; la nymphe surprend le jeune homme qui, séduit, bientôt l'embrasse. Mais le cyclope Polyphème, géant jaloux, les surprend et écrase Acis d'un rocher.

Jacques Ancet présente une traduction habile, fidèle ; le livre y ajoute une version en prose (d'après Dámaso Alonso) et des notes fort utilles, strophe par strophe. L'ensemble des trois versions est remarquable, bien organisé, précis et complet. Tous les moyens sont donnés au lecteur pour une lecture astucieuse et claire, qu'il soit spécialiste ou amateur. Travail exemplaire.

dimanche 2 juin 2024

Lucrèce, relu. Autrement, et tellement mieux

Pierre Vesperini, Lucrèce. Archéologie d'un classique européen, Paris,  Fayard, 414p., Bibliogr, Index, 24€

Voici un grand livre sur un philosophe classique, écrit par un Professeur que l'on ne saurait concevoir plus classique (et normalien) mais aussi formidablement moderne. Tout d'abord, l'ouvrage multiplie les exemples, les références grecques et latines (dans la langue d'origine, surtout en notes).
Surtout, le livre est bien organisé, pédagogiquement. Tout d'abord, la Grèce vue de Rome : l'otium graecum pour Rome qui se perçoit comme "ciuitas erudita", ville savante (selon Ciceron). Puis viennent plusieurs chapitres dont l'un est consacrés au commanditaire du De Natura Rerum, Memmius, dont Lucrèce, poeta, est un "client".

"Lucrèce est périégète" (guide, qui décrit, raconte son voyage), déclare Pierre Vesperini qui souligne que l'ordre des thèmes abordés obéit à une logique selon laquelle chaque chose (res) évoquée fonctionne comme un prétexte (du grec πρόφασις prophasis, en latin, locus) qui provoque d'autres discours, qui, à leur tour, provoquent d'autres discours, et ainsi de suite (p.153). L'illustration, qui vaut démonstration, suit. Ce tissage des choses, leurs connections suivent des listes, des sous-listes non systématiques (on est dans le règne de "apesanteur taxinomique" !, p.170). L'auteur aussi parle du vertige qui peut saisir le lecteur, ou l'auditeur, à suivre "le dédale infini des bibliothèques mentales" que peut faire défiler cette pratique. Tout s'éclaire, et l'on comprend dès lors l'organisation du discours de Lucrèce...

"Lucrèce, quand il écrit, écrit pour l'oreille" (p.102) ; de plus, la lecture à Rome concernait seulement les passages les plus connus qui étaient d'ailleurs aussi, souvent, des passages enseignés par les "grammatici". "On lisait par extraits", affirme Pierre Vesperini (p.178), cette "lecture découpée" renvoyant à la pratique des " conversations lettrées". Et la conclusion s'impose : "Le De natura rerum n'était donc ni désordonné ni incohérent ; ses principes d'ordre et de cohérence n'étaient simplement pas les nôtres" (p. 181).
 Pour teriner, les chapitres X à XVI du livre sont consacrés à la postérité de l'oeuvre de Lucrèce jusqu'aux Lumières, puis bien au-delà, avec Henri Bergson (qui produit un petit manuel de lecture de Lucrèce) et même Bertolt Brecht qui l'a emporté en exil.
Chemin faisant, Pierre Vesperini émet des hypothèses qui débordent largement son objet d'études. Ainsi de l'hypothèse de l'opposition entre culture populaire et culture savante, opposition qui serait née des sociétés bourgeoises. Voilà qui demanderait (dans un autre ouvrage ?) d'amples démonstrations.

Au total, l'ensemble compte 291 pages de texte sur 412 pages. Donc, 30 % de l'ouvrage sont consacrés aux annexes : les notes, la bibliographie, l'index (des noms seulement, mais, et c'est dommage, pas des notions et concepts). La bibliographie ensuite, pertinente mais qui, parfois, mélange un peu tout. Cela dit, les notes sont toujours très riches, suggestives et bienvenues : elles constituent un outil de travail et d'approfondissement important.

L'ouvrage est de remarquable qualité, même si la conclusion est un peu rapide, allusive. Il s'agit d'une "archéologie" (cf. le titre de l'ouvrage) : elle retrace le voyage de l'oeuvre de sa naissance aux siècles récents. La première lecture fait défricher le sujet ; une seconde lecture permet d'en approfondir les conclusions. Reste que l'on voudrait en savoir plus sur la méthode et comprendre les intentions de l'auteur. Alors, il faut lire d'autres ouvrages de lui : j'ai attaqué par La philosophie antique, dont le traiterai prochainement.


mardi 30 avril 2024

Walter Benjamin, sa vie

Jean Lacoste, Walter Benjamin. Enfance, passages, exil, Paris, Editions Bartillat, 2023, 290 p. Chronologie, Index

Ce sont quelques étapes, mais parmi les plus importantes et les plus révélatrices de la vie de Walter Benjamin explorées par un germaniste à partir de quelques uns de ses textes : celui sur son enfance à Berlin (Berliner Kindheit um Neunzehnhundert), sur Charles Baudelaire, sur les passages des rues de Paris (Das Passagen-Werk, en français, Paris, capitale du XIXe siècle), sur le Goethe de la Théorie des couleurs, de Poésie et vérité (Dichtung und Wahrheit) et de Wilhelm Meister, et, enfin, des articles concernant la période de l'exil de Walter Benjamin et sur sa relation à Ernest Bloch. 

L'ouvrage se termine par une chronologie de la vie de Walter Benjamin, de sa naissance à Berlin (le 15 juillet 1892) jusqu'à sa mort, par suicide, le 26 septembre1943 dans une chambre d'hôtel à la frontière franco-espagnole (Port-Bou). 

Voici donc bout à bout quelques travaux de Jean Lacoste, normalien, traducteur de Goethe, de Nietzsche et de Walter Benjamin. L'ensemble est en apparence disparate mais une unité apparaît bientôt dans l'oeuvre de Walter Benjamin, re-construite par les approches de Jean Lacoste qui sait habilement mêler les itinéraires de Walter Benjamin, les emmêler puis les démêler, ramener sans cesse à l'enfance berlinoise puis à certaines oeuvres de Goethe, puis aux "Passages" parisiens. Le travail qui montre ainsi l'unité de l'oeuvre est convaincant et la lecture est passionnante. Le livre de Jean Lacoste démontre méticuleusement les méthodes et les outils de Walter Benjamin.

vendredi 12 avril 2024

La Révolution française : ce qu'apporte la notion de régénération

 Lucien Jaume, Le religieux et le  politique dans la révolution française. L'idée de régénération, PUF, 2015, Index des noms, 163 p., 26 €

Qui s'intéresse encore, aujourd'hui, en 2024 à la Révolution française, à cette période qui va de 1789 à Napoléon Bonaparte (inclus ?), soit un quart de siècle ? On peut penser qu'il n'y a plus que quelques "damnés de la thèse" à défricher un bout de ce terrain ; pourtant, des travaux retournent encore telle ou telle question pour rendre compte d'une idée, d'un concept révolutionnaire. Ainsi Lucien Jaume avec "l'idée de régénération".

L'histoire de la révolution française est complexe, indiscutablement : alors, par où la prendre ?  L'aborder par ses politiques religieuses peut constituer, semble-t-il, une approche intéressante et féconde. Que peut nous apporter dans ce cas la notion de régénération ? Elle peut remettre en questions la tradition, les héritages divers, "même le calendrier, même le langage (la langue française) ne doivent plus être des héritages et des usages antérieurs au sujet-citoyen qui parle, pense et juge toute chose" (pp. 3-4). Ce que l'auteur, normalien et philosophe (CNRS, CEVIPOF), évoque en citant Gaston Bachelard : "Rien n'est donné, tout est construit". 

La régénération est une idée que l'auteur a choisi d'interroger pour mieux comprendre la Révolution ; pour cela il oppose "deux modèles de l'idéologie de la régénération", l'un qui penche vers le constitutionnalisme (Le Chapelier en 1791) l'autre vers la Terreur (Billaud-Varenne en 1792-1793). Et la comparaison des deux visions de la régénération constitue l'essentiel de l'ouvrage. Comparaison fort savante et menée avec talent par l'auteur qui multiplie les références et les utilisations de cette notion, malgré tout, fort ambigüe. Au coeur du débat, bien sûr, Robespierre.

Contre le projet éducatif de Le Pelletier (1793) qui privilégiait les vertus révolutionnaires, plus importantes que le savoir et comptait sur "les fêtes décadaires, les fêtes nationales et locales, les banquets civiques et les théâtres" en fait, sur l'enthousiasme : ce que critique Condorcet qui revendique plutôt un enseignement pour lequel "il n'y a pas de vérités toutes faites, seulement des vérités vérifiées et corrigées dans les progrès de la connaissance". Ce débat est fondamental et on ne cessera de le retrouvera dans les périodes révolutionnaires ainsi, par exemple, lors de la Révolution culturelle chinoise.

Batailles de mots ? Sans doute car les révolutionnaires parlaient beaucoup mais bataille fondamentale dont l'enjeu sera décisif pour la suite. Mirabeau, Babeuf, Boissy d'Anglas, Robespierre, Champion de Circé, Sylvain Maréchal ... Combien de définitions du droit naturel sont mobilisées, jusqu'à quel point la morale a-t-elle "envahi le droit et la politique" ? Le livre de Lucien Jaume se termine avec la référence à Ferdinand Buisson, républicain de l'époque de Jules Ferry : il faut, dit-il, que la religion et la politique se séparent. 


samedi 6 avril 2024

Baudelaire, observateur et poète parisien

Jean-Michel Maulpoix, Charles Baudelaire, l'homme des foules, 2024, Pocket Agora, 330 p., 9,7 €

Charles Baudelaire, encore ? Oui, et c'est bien, car Jean-Michel Maulpoix a réalisé un travail intéressant en escortant Baudelaire dans Paris. Chemin faisant, il nous fait lire ou relire les oeuvres de Charles Baudelaire avec un point de vue quelque peu nouveau. Le titre d'abord : "l'homme des foules" qui reprend le titre d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe, 'The Man of the Crowd", publiée en 1840, la première des Mysteries, et qui fut traduite en français par Charles Baudelaire. Ce titre donne toute la tonalité de l'approche de Jean-Michel Maulpoix, qui va nous faire suivre Baudelaire dans les différents moments de sa vie, dans la très grande ville en reconstruction qu'est le Paris de la seconde moitié du XIXème siècle. Baudelaire est comme l'homme des foules, il "nage avec délices dans l'océan humain" (Etudes sur Poe).

Baudelaire aimait Paris "le paysage des grandes villes, c'est à dire la collection des grandeurs et des beautés qui résultent d'une puissante agglomération d'hommes et de monuments, le charme profond et compliqué d'une capitale âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la vie" (Salon de 1859). Dans ce Paris, Baudelaire sait l'art de "prendre un bain de multitude", il "entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité" (Le peintre de la vie moderne). C'est ce mouvement perpétuel du poète dans la vie de la ville que décrit Jean-Michel Maulpoix. Ses héros sont le "chiffonnier au travail", "le vieux saltimbanque", "l'étranger", les "pauvres", "les lesbiennes", " le mauvais vitrier", "les petites vieilles"... tous ceux et celles qui peuplent le Paris où il déambule, observateur et passant.

Baudelaire est "un poète de l'intelligence" : Jean-Michel Maulpoix conclut que ce poète "nous éclaire sur nous-mêmes autant qu'il nous contraint à voir". Jean-Michel Maulpoix aime Baudelaire, homme des foules, homme des mondes modernes. "Non ! peu d'hommes sont doués de la faculté de voir ; il y en a moins encore qui possèdent la puissance d'exprimer", dit Baudelaire dans "Le Peintre de la vie moderne". Fidèle à Baudelaire, l'auteur de ce livre sait lire et il a la puissance d'exprimer ce qu'il voit, que l'on peut résumer en un mot : la modernité. Cela donne un grand livre sur Baudelaire, à lire puis à relire tout en feuilletant Baudelaire, décidément moderne.


dimanche 24 mars 2024

Louise Labé : ange ou prostituée ? Poète, en tout cas

Elise Rajchenbach, Louise Labé. La rime féminine, Callype Editions, 112 p.

Voici un livre sur un poète mal connu, autrice du 16ème siècle ("poétesse", "autrice" dit Elise Rajchenbach ; quels affreux mots, mais bon, il faut s'y faire !). 24 sonnets d'amour de "la Belle cordière", auteur "lionnoize" (lyonnaise) née aux débuts des années 1520, 24 sonnets auxquels s'ajoutent 24 poèmes d'homme. Femme d'artisan, elle n'est pas, comme Marguerite de Navarre, soeur du roi. Elle est née à l'époque de François 1er ; Guillaume Budé est alors aux commandes de la culture. Lyon, ville centrale en Europe occidentale, carrefour culturel, est une ville de culture italienne, et Louise Labé composera aussi en italien : elle pourra lire Pétrarque et Dante, entre autres. Elle est musicienne également, pratique le luth :

"Luth, compagnon de ma calamité 
De mes soupirs témoin irréprochable, 
De mes ennuis contrôleur véritable, 
Tu as souvent avec moi lamenté." Sonnet XII. 

(voir "Traduire Louise, Sur le sonnet XII des Euvres de Louïze Labé Lionnoize", 1555) https://journals.openedition.org/rief/3836

Louise Labé apparaît d'abord comme une humaniste, disciple de la grecque Sapho, d'Erasme aussi, entre autres. Ensuite, son livre publié, on la retrouve femme d'affaires dans le milieu financier italien de la région, habile investisseuse d'ailleurs. A-t-elle eu des enfants ? On n'en sait rien. Elle meurt en 1566 laissant une fortune raisonnable à ses héritiers.
Notre fille de cordier avait épousé, classique endogamie, un cordier. Elle fera publier ses poèmes en 1555 chez un imprimeur lyonnais connu ; dans la préface, elle invite les femmes à "élever un peu leurs esprits par dessus leurs quenouilles et fuseaux". Ensuite, se construit autour d'elle une réputation, mais ce n'est que réputation, ou peut-être diffamation : Calvin entre autres est cité, témoin pour le moins discutable. Mais que savait-il des femmes, notre antisémite assassin ? Louise Labé demandera un privilège royal pour publier son ouvrage ; elle le finance elle-même. Pourtant, cette grande dame de la Renaissance française ne fera que deux lignes et demie dans le manuel de littérature français du XXème siècle (Lagarde et Michard, p. 31 du volume consacré au XVIème siècle) quand Ronsard avait droit, lui , à 47 pages. Triste inégalité !

"Il convient d'avouer notre ignorance", reconnaît Elise Rajchenbach, normalienne et spécialiste de la culture littéraire de cette époque, en conclusion de son enquête sur Louise Labé. Son livre qui ne dévoile pas "l'énigme" est honnête, clair, et prudent. Dommage qu'il ne constitue pas l'introduction à l'oeuvre de Louise Labé, qu'elle donne tellement envie de lire. Mais, enfin, on peut encore attendre !

dimanche 25 février 2024

L'infographie, pour mieux comprendre l'empire de Napoléon 1er

Vincent Haegele, Frédéric Bey, Nicola Guillerat, Infographie de l'empire napoléonien, Paris, Passés / Composés, 158 p., 29 €

Pour mieux comprendre l'histoire du premier empire, et, surtout peut-être comprendre que l'on est loin de tout savoir, ce livre est essentiel. Il se compose de quatre parties : tout d'abord, "le pouvoir, l'Empire et les institutions", ensuite "la Grande Armée et la Marine impériale, puis "la guerre et les coalitions" et enfin "la chute".Son principe est le recours à une présentation infographique des données essentielles de l'Empire : les personnages, les armements, les batailles, les navires, les communications, les nourritures, tout est passé en revue et mis en forme simplifiée, schématique pour bien faire voir. Hélàs, il faut du temps au lecteur pour comprendre la légende des. schémas, mais sur de nombreux aspects, ce type de présentation donne à voir les particularités d'une époque.

Les chapitres techniques décrivent l'armement des troupes. Ainsi l'artillerie hérite d'une réforme lancée par Louis XVI et mise en oeuvre par Gribeauval (1765) : obusiers, mortiers et canons sont décrits précisément avec la portée des boulets et des boîtes à mitraille. Ensuite, l'ouvrage décrit les effets des tirs d'artillerie qui provoquent des blessures graves, directement ou par rebond

Le corps du génie est expliqué ainsi que son évolution ; il s'illustrera lorsque l'armée napoléonienne franchira les eaux glacées de la Bérézina durant la retraite de Russie. La Garde impériale, qui sera massacrée à Waterloo, était composée de troupes aguerries : les schémas la décrivent ainsi que son évolution durant l'Empire. Un chapitre est consacré au service de santé, qui soigne également les ennemis blessés ; ce service se compose de 5 000 médecins, pharmaciens et chirurgiens. C'est dans ce chapitre, uniquement, qu'il est fait allusion aux femmes de la Grande Armée  (p. 90) : les vivandières qui s'occupent de la nourriture et les blanchisseuses, mais on n'apprend presque rien d'elles et c'est dommage ! La marine impériale est décrite en détail, elle est inférieure en compétence et en moyens à la flotte britannique.

Un chapitre traite des chevaux ; dans ce domaine aussi, Napoléon est l'héritier de l'ancien régime avec les écoles de Lyon et d'Alfort. La campagne de Russie sera sur ce plan catastrophique : 157 000 chevaux franchissent le Niemen à l'aller mais seulement 5 000 au retour, il n'y a donc pas de transport des pièces d'artillerie, qui restent en Russie, dans la neige.  L'Espagne et la Russie seront les tombeaux de la Grande armée. Au total, on convient d'un calcul de 700 000 morts pour les 15 années napoléoniennes. L'ouvrage s'achève par le congrès de Vienne qui défait les gains de la Révolution et de l'Empire. 

Au total, voici un ouvrage intéressant qui traite de l'Empire avec une infographie de qualité. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit très facile à lire. Les lecteurs que passionne cette période apprendront beaucoup. J'ai retenu, par exemple, la part de l'héritage de la monarchie dans l'armement, le désastre militaire que représente les chevaux morts pendant la guerre de Russie, la lenteur des communications ; le télégraphe optique de Chappe, 1791, est encore limité dans ses utilisations : il faudra huit jours pour que soit connue à Paris la victoire de Napoléon à Austerlitz. Ce livre constitue assurément un outil original pour comprendre l'Empire et pour le rendre plus simple en défaisant les mythes. Napoléon ne fut pas l'esprit du monde à cheval comme l'avait vu Hegel à Iena ("diese Weltseele"), il fut moins que cela pour l'histoire de l'Europe et bien plus pour ses contemporains. Et les élèves de toutes les classes scolaires apprendront de nombreux aspects mal connus de l'Empire au moyen de ces schémas. Car la technique de présentation est souvent convaincante, mais le commentaire reste important pour que l'on perçoive bien ce qu'il faut voir, car il ne suffit pas de montrer. La démonstration est le produit des deux approches.

dimanche 21 janvier 2024

Naissance de la littérature latine


 Pierre Vesperini, Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Paris, 2023, Les Belles Lettres, 149 p., Notes, Bibliogr

Le livre part d'un double constat, et commence par deux mystères : d'une part, la création de la grande Bibliothèque d'Alexandrie, d'autre part, la création à Rome, d'une littérature grecque, en latin. La grande Bibliothèque fut un rêve d'Alexandre. Ce dernier, qui fut l'élève d'Aristote, vénérait Homère. Ptolémée, qui hérita de l'Egypte à la mort d'Alexandre, fit donc construire une bibliothèque qui allait contenir 500 000 rouleaux de papyrus, son ambition, déclarée, étant de réunir "les livres de tous les peuples de la Terre" (y compris la Bible, la Septante, traduite de l'hébreu en grec). La bibliothèque est construite où l'imagina Alexandre, d'après des vers de l'Odyssée entendus en rêve. Alexandre, dit-on, était "fou de livres" (φιλαναγνώστηϛ, p. XXII), fou de savoirs divers, multiples, comme Aristote.

Rome, "civitas erudita" (Cicéron), fut, dit Pierre Vesperini, "passionnée par l'imaginaire grec" aussi, la littéeature latine est-elle, d'abord, une "littérature grecque en latin", donc "une littérature savante, destinée au commentaire". Les poètes romains de l'époque républicaine sont souvent pauvres, "esclaves ou fils d'esclaves" et vivent chichement. Métier bien précaire ! Le livre de Pierre Vesperini " est consacré à ces "poètes fantômes". L'auteur cite d'ailleurs Gustave Flaubert qui écrivait encore, quelques siècles plus tard : "Nous sommes des ouvriers de luxe ; or personne n'est assez riche pour nous payer. Quand on veut gagner de l'argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre" (1867). Le mal est durable donc auquel le droit d'auteur apportera le début d'une solution avec Beaumarchais...

Ce livre se compose donc deux parties, l'une brillante (pp. I-LXVI) qui raconte l'histoire de la littérature grecque puis latine (de l'époque républicaine, seulement), la seconde qui cite et explique des textes de ces poètes (pp. 1-149). Ces textes sont souvent de simples morceaux, fragments minuscules d'oeuvres perdues, "des éclats de vers". Leur présentation par Pierre Vesperini, normalien, CNRS, donne à chacun des extraits une étrange mais fort belle couleur. Le pluri-linguisme du livre, composé de beaucoup de latin et de grec (avec traductions) , les notes et la bibliographie réjouiront les amateurs, lectrices et lecteurs, quel que soit leur niveau de langues anciennes. L'ensemble est parfaitement conduit. Bravo !

mercredi 3 janvier 2024

1851 : coup d'Etat et naissance du capitalisme français

 Francis Démier, Le coup d'Etat du 2 décembre 1851, Perrin, 463 p. Bibliogr., Index, 32 pages de notes.

Le Professeur Francis Démier, historien, est un spécialiste de la France du XIXème siècle. Son histoire du coup d'Etat est un livre très bien écrit, extrêmement documenté et précis (la presse de province est incroyablement présente ; sont présents aussi, par exemple, de manière systématique, les fonctionnaires locaux, préfets et sous-préfets). Du bon travail d'universitaire, et aussi de l'élégance et du style : le livre se lit comme un très bon roman et l'on découvre, en refermant l'ouvrage, que l'on a beaucoup appris. Sur les événements politiques mais aussi sur les événements économiques. Ainsi "l'appareil d'Etat", mis en oeuvre par le coup d'Etat, servit parfaitement Napoléon III et le "coup d'Etat de 1860", qui n'est pas de même nature que celui de 1851, allait assurer une mutation économique du capitalisme français.

Beaucoup d'informations sur le personnage du neveu de l'empereur mort à Sainte-Hélène : le président de la République, en bon héritier, sait utiliser à son profit l'image de son oncle si célèbre. Mais Napoléon III sait aussi gouverner : préfets et sous-préfets épurés, conseils municipaux dissous, maires révoqués...

Le livre décrit minutieusement les dispositifs militaires ; le coup d'Etat a été préparé dans les moindres détails : "dans plusieurs mairies, les tambours ont été crevés. Impossible de sonner le tocsin, les clochers sont gardés et souvent on a coupé les cordes" (pp;147-148).

On trouve à l'oeuvre, dans le livre, des notions (des concepts ?) mal définies et peut-être peu adéquates telles celle  d'"appareil d'état" tellement confuse et qu'on ne peut sans doute définir que pour une période et un régime politiques. L'auteur semble mobiliser cette notion d'appareil d'Etat faute de mieux ; ainsi, p. 231, "les notables ... apparurent aux yeux de l'appareil d'Etat" (faut-il percevoir une allusion aux "appareils idéologiques d'Etat" ?). Ensuite, sont mentionnés le préfet puis le ministère de l'Intérieur.... Ailleurs, Francis Démier mentionne "les agents de l'Etat, préfets, procureurs généraux, officiers supérieurs"  (p.251) ou encore "la main de fer de l'appareil politique bonapartiste" (p. 270). De même est-on mal renseigné sur la bien trop vague "sociologie de la province insurgée "(p. 234), mais sans doute ne pouvait-on faire mieux : drame de l'historien condamné par les limites de ses données ! Plus loin, l'auteur conclut que "si la bourgeoisie a vaincu la révolution, c'est qu'elle s'est appuyée sur la force militaire et administrative sans faille de son appareil d'Etat" (p. 342). On regrette d'ailleurs de ne pas connaître les points de vue de l'historien sur son travail, ses difficultés, ses renoncements, son organisation, ses outils. Karl Marx est souvent cité, évoqué parfois mais rarement critiqué. Il en va de même pour le comte de Tocqueville. Enfin, nous faut-il trouver, comme Karl Marx, que Napoléon III est "médiocre et grotesque" ? C'est un peu vite dit !

Et l'on voit les héros de l'époque, Victor Hugo surtout qui, après avoir courtisé Louis Napoléon, dénonce le coup d'Etat, s'enfuit et s'établit dans les îles voisines, pour un exil de dix-neuf ans. Le coup d'Etat s'avère une réussite et une victoire imposante pour Louis-Napoléon qui se fait appeler empereur ; et c'est aussi une défaite complète pour les opposants. Le livre de Francis Démier éclaircit la situation sans toutefois se prononcer sur le bilan du second empire. Prudence scientifique qui appelle d'autres travaux, si possible, et qui souligne encore l'insatisfaisante réussite de la science historique.


jeudi 2 novembre 2023

Léo Ferré, il ya trente ans

 Léo Ferré L'indigné, Le Monde. Une vie, une oeuvre, octobre 2023, 122 p. Références.

Léo Ferré est mort il y a trente ans. Il est né en août 1916 à Monaco. Sa vie est toute une histoire. Au hasard : diplômé de Sciences Po (1935-1939), chante en première partie de Joséphine Baker (1954), il fait la connaissance de Charles Trénet (1941), en 1946, il chante au Boeuf sur le toit où il rencontre les Frères Jacques et Charles Aznavour ; en 1952, Catherine Sauvage interprète "Paris Canaille", chanson refusée par les Frères Jacques, Mouloudji et Yves Montand. Ferré anarchiste constant, écrira "Ni Dieu ni maître" en 1964 ; il  se "brouille" avec André Breton qui ne lui donnera pas de préface pour son recueil Poète... vos papiers ! En 1967, une chanson d'hommage à Edith Piaf lui est refusée par Barclay (elle évoquait Mireille Mathieu). 

A partir de 1969, il va habiter en Italie, près de Florence avec une jeune espagnole, réfugiée, sa future épouse, Marie-Christine Diaz. En 1969, Léo Ferré publie "C'est extra", la chanson contient un hommage aux Moody Blues. Le premier enfant de Léo Ferré et Marie-Christine, Mathieu, naît le 29 mai 1970, les parents se marieront en 1974. Quelques semaines plus tard naît leur première fille, Marie-Cécile. Manuella, leur seconde fille naîtra en  1978. Léo Ferré mourra le 14 juillet 1993 et sera enterré dans le caveau familial à Monaco. 

Sa vie, sa femme, Marie-Christine, la raconte en quelques pages d'entretiens, réalisées par Ludovic Perrin. Marie-Christine écoutait Enrico Macias, mais elle aime Dalida qui reprendra "Avec le temps", une chanson de Ferré. Mathieu Ferré se donne deux page pour évoquer son père, "ses nanas" et ses chansons puis il conclut : "peu importe pour qui les chansons d'amour ont été écrites, elles resteront bien plus longtemps que tout le reste". Et il y a l'hommage de Gaston Bachelard, bref : "Je ne vous ai pas lu seulement, mais je vous ai entendu". Ah ! les alexandrins !

Léo Ferré évoquait les journaux, en 1962, "Avec vos journaux pansements qui sèchent les plaies prolétaires"... Sa femme a racheté aux enchères, de justesse, à Rennes, le piano Steinway qui se trouvait sur l'île du Gesclin et dont a hérité Mathieu.

Ce magazine est riche de toute la vie, toutes les vies de Léo Ferré : on y trouve des interviews, de lui, à propos de lui ; on y trouve aussi une chronologie et des portraits et, pour finir, des extraits du Dictionnaire Ferré (2013). Dommage que l'on ne nous donne pas d'information sur un "détail" de la vie de Léo Ferré avec sa seconde épouse, qui lui aurait fait croire qu'il ne pouvait avoir d'enfants.


mardi 22 août 2023

Etudié bien longtemps après, portrait de Hitler avant Mein Kampf

Anne Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf. Les années de formation d'Adolf Hitler, Paris, CNRS Editions, 386 p., Bibliogr., Index.

Ce livre est indispensable pour tenter de comprendre et d'expliquer l'ascension au pouvoir d'Adolf Hitler. Il s'agit des années d'immédiat avant et après guerre, de 1908 à 1924. Il s'achève par un petit texte de Dietrich Eckart, sensé rapporter une conversation avec Adolf Hitler (Der Bolschewismus von Moses bis Lenin. Zwiegespräch zwischen Adolf Hitler und mir, pp. 245-357). Ceci est révélateur, sans doute, des idées par lesquelles est passé Hitler dix ans avant sa prise de pouvoir.
L'ouvrage de Anne Quinchon-Caudal, Professeur à Dauphine, est prudent, très prudent. Elle doute de la validité des témoignages venant des amis de Hitler ; ils la laissent "perplexe". Elle confronte les affirmations citées par Mein Kampf avec les courriers de Hitler et elle peut affirmer qu'il n'était pas antisémite avant 1919. D'une manière générale, l'auteur est très prudente - j'insiste - et elle convainc ses lecteurs et lectrices. Mais les éléments pouvant servir de preuve sont bien rares.
D'abord, de 1908 à 1918, l'auteur s'interroge et interroge tous les témoignages possibles : Hitler n'était manifestement pas antisémite alors. Ensuite vient  "l'entrée en politique" de Hitler qui ne commence d'ailleurs pas par l'antisémitisme. Ce n'est que sous l'influence de Dietrich Eckart, celui dont elle dit qu'il aurait été "l'accoucheur" et le formateur de Hitler, que ce dernier devient antisémite. Dietrich Eckart était d'une vingtaine d'années l'aîné de Hitler ; il échoua à ses études de médecine, sans doute à cause de sa consommation d'opium, et devint un auteur de théâtre assez médiocre qui a toutefois connu un certain succès avec sa traduction de Peer Gynt (Henrik Ibsen). Dietrich Eckart écrit pour la presse nationaliste et antisémite, se rapproche du parti nazi (le NSDAP) et d'Adolf Hitler qui se met alors à dénoncer "l'enjuivement" de l'âme allemande. En 1922, Hitler commence à être publiquement appelé le Führer ; il abandonne Dietrich Eckart qui décèdera bientôt. C'est alors le chapitre 3, "La constitution d'une idéologie ferme et cohérente sous l'influence de Dietrich Eckart (1920-1923)". En conclusion, quelque peu risquée, Anne Quinchon-Caudal considère que la force de l'idée nazie est celle d'une religion politique qui s'est incarnée "dans le petit messie monstrueux modelé par Dietrich Eckart". Logiquement donc, c'est l'ouvrage de celui-ci dont elle présente et effectue la traduction annotée ensuite. Anne Quinchon-Caudal est germaniste de formation, ce qui la préserve des conclusions hâtives ; il est d'ailleurs dommage que le livre ne donne pas la version originale à côté de la traduction. 

Voici donc un travail solide sur l'origine de Hitler et de l'hitlérisme. On peut regretter que son auteur ne puisse véritablement conclure ce travail mais c'est la force même de son analyse qui rend toute conclusion difficile et improbable. Est-ce que cela tient au personnage de Hitler, tellement dissimulé à partir de Mein Kampf, ou bien à la faiblesse de l'outillage intellectuel dont on dispose encore actuellement pour les analyses historiques ? En tout cas, grâce à l'ouvrage de Anne Quinchon-Caudal, on a incontestablement progressé dans l'analyse de la formation du nazisme et de la "généalogie intellectuelle" de la pensée de Hitler, ce "symptôme", comme l'énonce prudemment aussi Nicolas Patin, autre éminent spécialiste, dans son introduction à Avant Mein Kampf. Pas de conclusion, telle est donc la conclusion de ce livre bien mené.

lundi 31 juillet 2023

Les Goncourt : prix d'antisémitisme ?

 Edmond et Jules de Goncourt, Journal; Mémoires de la vie littéraire 1851-1896, Robert Laffont, 2014, 3 tomes

Tome 1. 1851-1865, 1220 p. Préface de Robert Kopp, "Les frères Goncourt ou les paradoxes de la vérité" (pp. I-XXXVI), "Chronologie" (pp. XXXVII-CXV), Préface de Edmond de Goncourt à l'édition de 1887, Avant-propos de l'Académie Goncourt (pp. 1-9).

Tome 2. 1866-1886, 1295 p.

Tome 3. 1887-1896, 1466 p. Notes sur le vocabulaire du "Journal", Références bibliographiques, Index des noms de personnes, des périodiques et des lieux de Paris.

Près de 4000 pages : il m'aura fallu des mois pour en venir à bout, en parcourant ces notes, par petits morceaux, un petit peu chaques soir. Tous les jours ou presque, l'un des deux auteurs, ou les deux (pour le premier tome), racontent leurs aventures, leurs idées, ce qui leur vient à l'esprit après des dîners, des déjeuners, des visites aux musées, aux collections, des rencontres et des conversations... Comme Baudelaire et Flaubert, les deux frères ont décidé de ne rien faire, et ils vont vivre, plutôt bien de leur rente.

"Le journal est notre confession de chaque soir", prévient d'emblée la préface d'Edmond de Goncourt. Commencé le jour du coup d'Etat et de la mise en vente de leur premier roman (En 18...), leur est un journal de parisiens, de citadins. C'est un journal autobiographique qui a encore peu de précédents, Les Mémoires de Saint-Simon ou de La Bruyère surtout, Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. Ce seront des référence des auteurs mais les Goncourt évoqueront aussi Balzac et Diderot, celui de Jacques le fataliste et du Neveu de Rameau. "Voir des hommes, des femmes, des musées, des rues, toujours étudier la vie des êtres et des choses, loin de l'imprimé, - voilà la lecture de l'écrivain moderne. Sa moelle est là (12 septembre 1864)". Tel était l'idéal des frères Goncourt ; on dit les petites choses plutôt que les grandes idées, affirmées théâtralement. Ils comentent les mariages, le Jardin des Plantes et ses visiteurs. On les voit faire des achats de dessins, de bibelots ; eux-mêmes d'ailleurs dessinent, gravent, peignent des aquarelles. Ce sont également des amateurs de peinture japonaise, d'Hokousaï notamment dont Edmond écrira un portrait

De qui parle-t-on dans ce Journal de presque un demi siècle ? On y parle du monde littéraire et intellectuel (mot qui date d'ailleurs de l'Affaire Dreyfus), on y parle donc de l'époque, de Flaubert, de Banville, de Baudelaire, de Sainte-Beuve, de Nadar, de Bruant, de Renan, de Victor Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Taine, Tourgueniev, d'Emile Zola, Sarah Bernhardt, Maupassant, Huysmans, Brunetière, Barbey d'Aurevilly, Dumas, Rodenbach, Anatole France, Barrès, Loti, Victorien Sardou, de Réjane, Mallarmé,  et j'en passe : l'index des noms compte plus de 150 pages de références. Mais Dreyfus est peu évoqué et Zola n'est pas beaucoup aimé, "Il n'est au fond qu'un vulgarisateur énorme"  (T. 3, p. 1031)

Le livre est méchant, féroce, ironique mais réaliste aussi. C'est "l'histoire privée", les coups d'oeil. Ainsi de l'auteur des Fleurs du mal : "Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d'un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque ; vise au Saint-Just et l'attrape. - Se défend, assez obstinément et avec une passion rêche, d'avoir outragé les meurs dans ses vers." (t. 1, p. 301). Il y a des affirmations drôles, par exemple : "La religion est une partie du sexe de la femme" (12 avil 1857). Les femmes n'ont, généralement, pas une cote très élevée pour les Goncourt.

Et, en fin de compte, c'est Zola qui prononcera le discours au cimetière pour le décès de Edmond de Goncourt (T.3, p. 329).

Hélas, la tonalité antisémite de ces ouvrages est constante, parfois prudente, elle est souvent le fait de petites touches : "On faisait la remarque, ce soir, que jamais les Rothschild de Paris n'ont marié leurs filles avec un français" (T. 3, p.1263), "Là je tombe sur Bing, ce sale et bas Juif..." (id. p.1269), "On cause nécessairement du traître Dreyfus, etc...Au milieu des regrets de tout le monde de ne pas voir fusiller un coquin" (ibid. p.1060), "Et c'était pour moi l'occasion de déclarer, à propos de ce misérable, dont je ne suis cependant pas convaincu de la trahison..." (22 décembre 1894). Mais il se trouve aussi des notes plus longues, par exemple : " Les statisticiens ont plusieurs fois appelé l'attention sur le petit nombre de grades supérieurs que les Juifs occupent dans l'armée. Mais ce qu'on ne sait pas - et le fait était aujourd'hui affirmé dans le fumoir de la Princesse par un général -, c'est que les Juifs, les Juifs seuls, sont capables d'une lâcheté inqualifiable et comme aucun chrétien n'est susceptible d'en commettre. Ce général citait beaucoup d'actes de cette nature, étouffés, ensevelis dans le silence."(T., 2, p. 695, 21 mars 1876). Le fumoir de la princesse, révélateur de vérité ! Ainsi se forme l"opinion publique qui condamnera Dreyfus quelques années plus tard ! (voir sur ce sujet, l'article de Michel Winock dans "L'antisémitisme des Goncourt" publié aux Presses universitaires du Septentrion, en 2005).

Que vaut ce livre ? C'est un document historique incontestable qui porte sur le vie mondaine et littéraire du XIXème siècle. Souvent agréable à lire, et parfois pénible. Des jugements de classe (mais en est-il d'autres ?), par milliers. Est-ce que cela vaudrait un prix Goncourt ?

dimanche 9 juillet 2023

Tout le monde ment ? Le mentir vrai et les données du mensonge


Seth Stephens-Davidowitz, Everybody Lies: What the Internet Can Tell Us About Who We Really Are, $9,38 (ebook), 2017, London, Bloomsbury Publishing, 352 p.

Docteur House n'a cessé de répéter son credo en matière de diagnostic dans la série fameuse : "everybody lies", à la différence des symptômes qui ne mentent guère (mais nous les interprétons faussement). Dès les débuts du Web, on a pressenti la place qu'allait y occuper le mensonge ("on the web, nobody knows you are a dog!"). Depuis, les nouvelles fabriquées, les mensonges intéressés (fake news) ont pris le relais.

L'ouvrage entend démontrer que le travail que l'on peut effectuer avec les données en recourant au machine learning est supérieur à celui qui consiste à se fier à des déclarations. Les déclarations sont sujettes à l'erreur et au mensonge. Les données recueillies sont indiscutables lorsqu'elles sont traitées scientifiquement (data science).

Ce livre est un plaidoyer enthousiaste pour le travail en sciences sociales à partir des data. L'auteur a travaillé chez Google et a rejoint, comme journaliste, le NewYork Times, qui le récompensa (son livre devint un New York Times best seller).
Pour convaincre ses lecteurs, notre journaliste, mais titulaire d'un Ph.D en economics (Harvard, 2013), s'attaque à plusieurs domaines des sciences sociales. Il attire notre attention sur la fausseté trompeuse des contre-intuitions, sur les apparences, en s'appuyant sur les recherches effectuées avec le moteur de recherche, mettant en question les outils d'observation traditionnels.
Dictionnaire de la misère et de la détresse sociales : enfants maltraités, violences domestiques, avortements illégaux, racisme, antisémitisme, sexisme. Le problème n'est pas restreint à l'analyse et l'interprétation des données, il consiste aussi beaucoup dans la collecte des données, donc dans le repérage de données pertinentes. "We can't blindly trust government data", ni celles du gouvernement ni celles de diverses organisations. Quelle est la crédibilité des données de Facebook ? Ne ment-on pas sur Facebook ? Mais si, énormément... les déclarations sur Facebook favorisent le magazine intellectuel Atlantic et ignorent le National Enquirer. Sur Facebook, on frime. Et sur Twitter ? Et sur... Allons donc, le mensonge est partout.
Et nous aimerions le mensonge ? Sans doute...


Immanuel Kant, "Über ein vermeintes Recht aus Menschenliebe zu lügen", 1797, (texte complet ici)


mercredi 5 juillet 2023

La gestion de la construction au XVe siècle. Réflexions épistémologiques

 Sandrine Victor, Le Pic et la Plume. L'administration d'un chantier (Catalogne, XVe siècle), Classiques Garnier, Paris, 279 p., Bibiogr., Index nominum, Index rerum, Sources

Voici une thèse de gestion. D'histoire de la gestion des constructions au XVe siècle.
Les sources sont comptables : comment se sont effectués les travaux dans deux cas de fortifications remarquables, celui de Gérone et celui de Salses (près de Perpignan). Qui a payé ? Comment ? L'auteur suit les "méandres de la gestion administrative" très méticuleusement, citant les participants, les courriers échangés (cités en espagnol, suivis d'une traduction de l'auteur). Le vocabulaire employé par les "commis aux écritures médiévaux , les commanditaires des travaux" est souvent moderne. Question importante : "optimisation, rationalité, bureaucratie" : ces termes qui empruntent à Max Weber, entre autres, dénaturent-ils les phénomènes observés ? Qu'est-ce que les "fonctionnaires", par exemple, "rodés au fonctionnement de l'appareil d'Etat, à la hiérarchie, à l'application des ordres, et surtout, aux comptes" (p. 49) ? Ils suivent un habitus particulier : ce sont les cadres de l'armée ("de soldats à ouvriers, la gestion comptable est la même"). Officiers et fonctionnaires partageraient le même habitus. Et l'on peut souligner ici le jeu de mots sur "ceux qui comptent". Mais que valent les expressions comme celle d'"appareil d'état", que désignent-elles ?

Ce travail est impressionnant par la qualité et la subtilité des démonstrations. Chaque point est assorti de ses précisions indispensables et, presque chaque fois, de questions techniques d'abord et, ensuite, de questions épistémologiques. L'enjeu est l'observation, dans un chantier, de la collaboration des hommes qui y participent. D'où l'importance de scruter cette collaboration au pied de la lettre "interrogeant l'Etat, l'administration, l'entreprise, la modernité des structures et des états d'esprit, les mécanismes économiques et les interactions professionnelles". 
Sandrine Victor a raison de voir dans ce type de recherche le lieu de travaux à venir ; elle a raison aussi de citer les travaux de Paul Bertrand sur le rôle de "l'écrit ordinaire" ("écrit" qui est en fait à la source de cette thèse, comme de presque toutes les thèses de Lettres, mais aussi de Droit). Difficile de résumer une telle recherche où tout semble si bien se tenir. Le titre est peut être simplificateur, trop peu épistémologique, mais les questions, quelque peu humoristiques, de Brecht sont bienvenues. 
Le livre est à lire par les historiens aussi et surtout par ceux qui font de la "science politique" qui peuvent se demander ce qu'il en devient aujourd'hui des questions posées par l'historienne, questions si modernes.
Superbe travail donc.


dimanche 26 mars 2023

Lisbonne lue et parcourue par Fernando Pessoa

 Fernando Pessoa, Lisbonne revisitée. Anthologie bilingue portugais - français, 142 p. Paris, Editions Chandeigne, bibliogr.

Pessoa fut un infatigable piéton de Lisbonne."Ville de mon enfance effroyablement perdue". Lisbonne est donc la ville de Fernando Pessoa, Lisbonne avec le Tage et son estuaire : "Ô chagrin revisité, Lisbonne de jadis d'aujourd'hui". 

"Une fois de plus, je te revois, Lisbonne et le Tage et tout Passant inutile en toi et en moi-même,                              Etranger ici comme partout". 

Lisbonne vécue chaque jour par le poète qui travaillait comme comptable dans une petite entreprise de la ville.

"Saudades ! J'éprouve cette nostalgie même envers ce qui n'a rien représenté pour moi, car j'ai l'angoisse du temps qui s'enfuit et une maladie du mystère de la vie".

Lisbonne est ainsi le fond de tous les textes de Pessoa et ce livre en a rassemblés quelques uns, habilement, donnant aux lecteurs des images et des bruits.

"Eveil de la ville de Lisbonne, mais plus tard que les autres villes,                                                                        Eveil de la rue do Ouro                                                      Eveil du Rossio, à la porte des cafés,                                                                                                        Eveil                                                                                                                                                                Et au milieu de tout la gare, la gare qui jamais ne dort,                                                                              Comme un coeur qui doit battre dans la veille et le songe." p. 43                                                      

"Acordar da cidade de Lisboa, mas tarde que as outras,                                                                          Acordar da rua de Ouro                                                                                                                            Acordar do Rossio, às portas dos cafés,                                                                                                      Acordar                                                                                                                                                              E no meio de tudo a gare, a gare que nunca dorme,                                                                                        Como um coraçao que tem que pulsar através da vigilia e do sono."   p. 42

la rua dos Douradores (Lisbonne)
la rua dos Douradores
Quand on prend un verre sur la place, on s'attend à voir Pessoa tourner le coin de la Rua dos Douradores (rue des doreurs !) où une plaque marque l'ancien domicile de Pessoa, à côté d'un café-pâtissier. Et l'on pense au marquis de Pombal qui pensa la reconstruction de la ville après le tremblement de terre (1755).
"Encaro serenamente, sem mais nada que o que na alma represente un sorriso, o fechar-se-me sempre a vida nesta Rua dos Douradores, neste escritorio, nesta atmosfera desta gente" (p. 119).

Ce petit livre bilingue donne à penser Fernando Pessoa, et ses errances dans sa ville. Ses écrits émouvants et simples :

 "A nouveau je te revois
Ville de mon enfance effroyablement perdue ..." (p. 133)

"Outra vez te revejo, 
Citade da minha infancia pavorosamente perdida..."                                                                                                                                
Petit livre sur la poésie de Lisbonne. Remarquable de clarté et de simplicité.

samedi 11 mars 2023

Paul Valéry, en avance ?

 Paul Valéry, Cours de poétique

1. Le corps et l'esprit, 1937-1940, 685 p

2. Le langage,  la société, l'histoire. 1940-1945,  739 p.

Index des noms propres, édition de William Marx, Paris, Gallimard, 2023

Voici la publication des cours que donna Paul Valéry au Collège de France de 1937 à 1945. Deux heures hebdomadaires, les vendredi et samedi, à la "chaire de poétique". Au total, plus de mille quatre cent pages. En 1937, l'auteur est alors âgé de 67 ans.

L'importance de cette publication est d'abord historique, ces cours couvrent les huit dernières années de la vie de Paul Valéry. Les cours sont en grande partie donnés pendant l'Occupation nazie de la France, avec l'autorisation de ses autorités. L'académicien, élu en 1925, est entre  autres l'auteur de La jeune Parque (1917), du Cimetière marin (1920) et de Charmes (1922). Toute sa vie est ensuite celle d'un intellectuel célèbre. Si Paul Valéry fut d'abord un anti-dreyfusard virulent, il prononcera aussi un discours sur Henri Bergson le 9 janvier 1941, à l'Académie française, "frappée à la tête" par le décès de Bergson.

Que retenir de ces deux volumes ? D'abord, il faudra le temps de les digérer. Je pense qu'une bonne solution serait après les avoir parcourues, rapidement, trop rapidement, de lire ces pages au rythme de leur production, hebdomadaire. Car il y a de tout dans ces "cours". 

Par exemple (T.1, p.374), sur la distinction ("et c'est un fait capital en matière de philosophie, entre toutes ces questions, que la distinction") ou encore sur le capital culturel ("je n'ai pas manqué d'observer que notre civilisation consistait en somme, comme toute civilisation, dans un apport, une accumulation d'ouvrages, de traditions, de routines, de procédés, d'habitudes d'esprit, qui constituaient ce qu'on pourrait appeler un capital. Et c'est ainsi que j'ai eu la première notion de ce que j'ai appelé, à ce cours même, l'économie poïétique, c'est-à-dire quelque chose qui, sur le terrain de l'intellect le plus pur et de la production des oeuvres de l'esprit, fût l'analogue de l'économie politique ou de l'économie domestique" (t. 2, p. 90). Voici pour ce que l'on pourrait appeler les allusions aux futurs travaux de Pierre Bourdieu. Paul Valéry évoque aussi les médias qui s'approchent du public : "Tous les points de vue se traduisent par des clichés qui sont diffusés par les journaux ; tout le monde emprunte ces manières de parler ; le journal imite la rdio, la radio imite le journal : c'est un élément de discours qui représente une grande pauvreté dans les moyens et dans les modes de pensée." (t. 2, p. 689). Comment ne pas penser à Marshall McLuhan ! Ou encore sur une définition de la littérature ("la littérature est et ne peut être autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage") et, plus loin,  ("ne peut-on pas regarder le langage lui-même comme le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre littéraires, puisque toute création dans cet ordre se réduit à une combinaison des puissances d'un vocabulaire donné, selon des formes instituées une fois pour toutes ?"). Anticipations ?

Il fallut, au Collège de France, protéger Paul Valéry, comme Henry Bergson, "contre les curiosités mondaines", et contre les "belles écouteuses qui piétinaient sans se plaindre dans le froid glacial". La publication de ses cours invitera sans doute des chercheurs à y trouver des sources de concepts ultérieurs de la sociologie de la culture. L'édition comporte un index des noms propres mais il y manque un index des notions