Edmond et Jules de Goncourt, Journal; Mémoires de la vie littéraire 1851-1896, Robert Laffont, 2014, 3 tomes
Tome 1. 1851-1865, 1220 p. Préface de Robert Kopp, "Les frères Goncourt ou les paradoxes de la vérité" (pp. I-XXXVI), "Chronologie" (pp. XXXVII-CXV), Préface de Edmond de Goncourt à l'édition de 1887, Avant-propos de l'Académie Goncourt (pp. 1-9).
Tome 2. 1866-1886, 1295 p.
Tome 3. 1887-1896, 1466 p. Notes sur le vocabulaire du "Journal", Références bibliographiques, Index des noms de personnes, des périodiques et des lieux de Paris.
Près de 4000 pages : il m'aura fallu des mois pour en venir à bout, en parcourant ces notes, par petits morceaux, un petit peu chaques soir. Tous les jours ou presque, l'un des deux auteurs, ou les deux (pour le premier tome), racontent leurs aventures, leurs idées, ce qui leur vient à l'esprit après des dîners, des déjeuners, des visites aux musées, aux collections, des rencontres et des conversations... Comme Baudelaire et Flaubert, les deux frères ont décidé de ne rien faire, et ils vont vivre, plutôt bien de leur rente.
"Le journal est notre confession de chaque soir", prévient d'emblée la préface d'Edmond de Goncourt. Commencé le jour du coup d'Etat et de la mise en vente de leur premier roman (En 18...), leur est un journal de parisiens, de citadins. C'est un journal autobiographique qui a encore peu de précédents, Les Mémoires de Saint-Simon ou de La Bruyère surtout, Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. Ce seront des référence des auteurs mais les Goncourt évoqueront aussi Balzac et Diderot, celui de Jacques le fataliste et du Neveu de Rameau. "Voir des hommes, des femmes, des musées, des rues, toujours étudier la vie des êtres et des choses, loin de l'imprimé, - voilà la lecture de l'écrivain moderne. Sa moelle est là (12 septembre 1864)". Tel était l'idéal des frères Goncourt ; on dit les petites choses plutôt que les grandes idées, affirmées théâtralement. Ils comentent les mariages, le Jardin des Plantes et ses visiteurs. On les voit faire des achats de dessins, de bibelots ; eux-mêmes d'ailleurs dessinent, gravent, peignent des aquarelles. Ce sont également des amateurs de peinture japonaise, d'Hokousaï notamment dont Edmond écrira un portrait
De qui parle-t-on dans ce Journal de presque un demi siècle ? On y parle du monde littéraire et intellectuel (mot qui date d'ailleurs de l'Affaire Dreyfus), on y parle donc de l'époque, de Flaubert, de Banville, de Baudelaire, de Sainte-Beuve, de Nadar, de Bruant, de Renan, de Victor Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Taine, Tourgueniev, d'Emile Zola, Sarah Bernhardt, Maupassant, Huysmans, Brunetière, Barbey d'Aurevilly, Dumas, Rodenbach, Anatole France, Barrès, Loti, Victorien Sardou, de Réjane, Mallarmé, et j'en passe : l'index des noms compte plus de 150 pages de références. Mais Dreyfus est peu évoqué et Zola n'est pas beaucoup aimé, "Il n'est au fond qu'un vulgarisateur énorme" (T. 3, p. 1031)
Le livre est méchant, féroce, ironique mais réaliste aussi. C'est "l'histoire privée", les coups d'oeil. Ainsi de l'auteur des Fleurs du mal : "Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d'un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque ; vise au Saint-Just et l'attrape. - Se défend, assez obstinément et avec une passion rêche, d'avoir outragé les meurs dans ses vers." (t. 1, p. 301). Il y a des affirmations drôles, par exemple : "La religion est une partie du sexe de la femme" (12 avil 1857). Les femmes n'ont, généralement, pas une cote très élevée pour les Goncourt.
Et, en fin de compte, c'est Zola qui prononcera le discours au cimetière pour le décès de Edmond de Goncourt (T.3, p. 329).
Hélas, la tonalité antisémite de ces ouvrages est constante, parfois prudente, elle est souvent le fait de petites touches : "On faisait la remarque, ce soir, que jamais les Rothschild de Paris n'ont marié leurs filles avec un français" (T. 3, p.1263), "Là je tombe sur Bing, ce sale et bas Juif..." (id. p.1269), "On cause nécessairement du traître Dreyfus, etc...Au milieu des regrets de tout le monde de ne pas voir fusiller un coquin" (ibid. p.1060), "Et c'était pour moi l'occasion de déclarer, à propos de ce misérable, dont je ne suis cependant pas convaincu de la trahison..." (22 décembre 1894). Mais il se trouve aussi des notes plus longues, par exemple : " Les statisticiens ont plusieurs fois appelé l'attention sur le petit nombre de grades supérieurs que les Juifs occupent dans l'armée. Mais ce qu'on ne sait pas - et le fait était aujourd'hui affirmé dans le fumoir de la Princesse par un général -, c'est que les Juifs, les Juifs seuls, sont capables d'une lâcheté inqualifiable et comme aucun chrétien n'est susceptible d'en commettre. Ce général citait beaucoup d'actes de cette nature, étouffés, ensevelis dans le silence."(T., 2, p. 695, 21 mars 1876). Le fumoir de la princesse, révélateur de vérité ! Ainsi se forme l"opinion publique qui condamnera Dreyfus quelques années plus tard ! (voir sur ce sujet, l'article de Michel Winock dans "L'antisémitisme des Goncourt" publié aux Presses universitaires du Septentrion, en 2005).
Que vaut ce livre ? C'est un document historique incontestable qui porte sur le vie mondaine et littéraire du XIXème siècle. Souvent agréable à lire, et parfois pénible. Des jugements de classe (mais en est-il d'autres ?), par milliers. Est-ce que cela vaudrait un prix Goncourt ?