Amanda D. Lotz, We now disrupt this broadcast. How cable transformed television and the Internet revolutionized it all, 2018, Cambridge, MIT Press, 2018, $27,95, 280 p. Index
Voici un excellent ouvrage sur la télévision américaine.
L'auteur mobilise d'emblée la notion de paradigme pour écrire cette histoire ; cette notion descriptive met un nom sur un phénomène confus de changement, qualifié de "disruption". Elle nous vient des travaux de Thomas S. Kuhn qui s'en sert pour scander l'histoire des sciences et distinguer des moments de "révolution" et des périodes où la science nouvelle fondée par cette révolution se constitue, s'étend, se fortifie. C'est la "science normale", en attendant la prochaine révolution. Entre deux révolutions, la science normale progresse par accumulations. Mobiliser cette notion d'histoire des sciences pour comprendre les transformations de l'industrie télévisuelle américaine ne va pas sans risques, qu'il faudrait estimer. Le risque le plus évident tient au fait que l'histoire des sciences traite de concepts universels
Au cœur de son analyse de l'évolution de la télévision américaine, Amanda D. Lotz met l'industrie télévisuelle du câble. Elle rappelle que les opérateurs du câble (MVPD, Multi Video Program Distributors) fournissent depuis plusieurs années deux types de connection, l'une (broadband, bi-directionnelle, digital cable) remplaçant progressivement l'autre (analogique, "a one way video-service", selon la réglementation de 1984, dite Title VI). Ainsi Comcast, câblo-opérateur (MSO), est-il devenu l'un des principaux fournisseurs de connection Internet, un ISP (Internet Servce Provider) tout comme Charter et Cox. Ce qui met en perspective le débat actuel sur les désabonnements (cord cutting) et justifie pleinement l'approche de l'histoire récente de la télévision américaine sous l'angle du câble. Toutefois, dans son modèle, l'auteur sous-estime peut-être la place qu'occupe parmi les MVPD, la diffusion directe par satellite, avec DirecTV (lancé en 1994, racheté par AT&T en 2015) et Dish Network (lancé en 1996).
La périodisation que propose l'auteur semble hésitante ; elle emprunte tantôt à la programmation : d'abord, l'époque des "Soprano" (HBO, 1999-2005) puis celle de "Mad Men" (AMC, 2007) et enfin celle de Netflix ; tantôt la périodisation en appelle à la réglementation, le retransmisssion consent constituant une étape essentielle, 1992 puis la loi de 1996 autorisant les câblo-opérateurs à exploiter la téléphonie. Comment placer le succès mondial de "Games of Thrones" (HBO, 2011) dans cette périodisation ? Quid également des conséquences du statut de la neutralité d'Internet ?
L'analyse d'Amanda D. Lotz accorde une importance primordiale à l'histoire de la programmation qu'elle décrit brillamment, avec précision. De simple distributeur de chaînes (networks), le câble devint bientôt éditeur de séries originales ("scripted series"), élargissant le marché des séries jusque là réduit aux networks et à la syndication off-network. A cette occasion, l'auteur revient sur l'importance accordée généralement à "Mad Men" (2007), notamment par les journalistes : or "Mad Men" ne fut pas un succès commercial (publicitaire) mais ce fut, en revanche, un succès d'image et de prestige pour AMC, succès qui lui permit d'augmenter son tarif d'abonnement, puis de se lancer dans la production (avec "The Walking Dead", 2010, qui concurrença les networks) et enfin d'entrer en bourse (2011, AMCX au NASDAQ).
Selon l'auteur, le paradigme du broadcast fait place au paradigme du broadband vers 2010. Pourtant, il nous semble qu'une dimension essentielle de la télévision américaine mériterait d'être évoquée, le localisme qu'exprime le DMA, unité géographique à laquelle se plie tout l'édifice réglementaire et économique. Le câble s'y plie avec la loi de retransmisssion consent qui fonde la rémunération des stations, et donc des networks, par les câblo-opérateurs.
Le livre s'achève avec Netflix. Netflix change la culture télévisuelle des Américains, en modifie les comportements. En abolissant la linéarité (la grille, schedule), Netflix substitue au financement publicitaire un financement par les abonnés. La publicité perd dans cette bataille son principal support entraînant un changement culturel radical de la culture des spectateurs : ils se déshabituent de la publicité et de ses interruptions, se désintoxiquent. Abandonnant la linéarité, la télévision abandonne aussi le guide de programmes et son organisation : "Netflix ne remplit pas une grille mais constitue une librairie". Comment le téléspectateur peut-il trouver, "découvrir" ce qu'il regardera ? Comment faut-il que soit organisé l'ensemble des contenus proposés ? D'où les recherches constantes de Netflix en matière de recommandations (recommender system) et ses expérimentations en matière de promotion ("in-show promo") : malgré les avancées du machine learning, la recommandation / personnalisation reste une science pour le moins imparfaite. Netflix est un portail, affirme l'auteur. Voilà qui aura besoin d'être étayé.
L'auteur rappelle surtout le changement de modèle économique : Netflix paie aux studios la totalité des coûts de production avec un complément (pourcentage dit cost plus) au lieu de n'en payer qu'une partie et laisser aux studios la possibilité de revendre les droits à d'autres acquéreurs, ultérieurement. Ce modèle fait de Netflix l'unique propriétaire des droits de ses productions à l'échelle mondiale. Révolution dans le modèle économique, dont la mondialisation sera l'une des conséquences.
Le marché de la télévision américaine reste impénétrable à la théorie. Plusieurs modèles économiques et strates d'héritage (legacy TV) s'y superposent, s'y mêlent et s'y opposent : celui des stations terrestres (locales et regroupées en networks, retransmises par les MVPD), celui des grands opérateurs du câble (MSO), celui du streaming ("internet-distributed television" : Netflix, Amazon Video, YouTube, Facebook Watch, les virtual MVPD, les chaînes OTT) sans compter la télévision publique (PBS). L'ouvrage d'Amanda D. Lotz permet d'y voir plus clair sans pour autant trancher quant à l'avenir de ces modèles : t
Références
Gaston Bachelard, par exemple : La philosophie du non. Essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, PUF, 1962
Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolution, University of Chicago Press, 1962
Amanda D. Lotz, Portals: A Treatise on Internet-Distributed Television, University of Michigan Library, 2017
Alexandre Koyré, Etudes galiléennes, Hermann, 1966
Révolte contre le câble aux Etats-Unis. Consumer Reports sonne la charge !
Merci pour cette critique bien complète de l'ouvrage. Concernant les remarques apportées à la périodisation et au cadre temporel pensez-vous que l'ouvrage serait pertinent dans le cadre d'un travail de recherche universitaire ? Par ailleurs la question de définir des périodes de référence pour la télévision américaine n'est-elle pas indubitablement subjective? L'offre de séries et de programmes étant pléthorique, un grand nombre d'œuvres peuvent être considérées comme l'emblème d'un nouveau paradigme télévisuel. Quelles seraient vos périodes de références en terme de contenus et correspondent-elles à celles délimitées par Amanda D. Lotz ?
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