jeudi 22 février 2018

La traduction, média premier : Babel à Genève


Les Routes de la traduction. Babel à Genève. Exposition consacrée à la traduction à Genève (11 novembre- 25 mars 2018).

Traduire vient du latin "traduco" qui signifiait "conduire au-delà, faire passer, traverser" (Gaffiot, N.B. il y a une excellente appli pour cela). La traduction transporte, conduit ailleurs. Elle nous a mené à Genève, au bout de la rampe de Coligny, surplombant le lac Léman, à la Fondation Bodmer qui exposait des éléments de la collection de son fondateur.
Le vecteur primordial d'une création, au-delà de sa langue d'origine, c'est la traduction, média premier : elle mène au-delà. Rien ne saurait mieux résumer l'ambition de l'exposition et de son catalogue.  Si elle inclut toutes sortes d'ouvrages, de toutes les cultures, de toutes les époques, la collection Bodmer entend privilégier cinq directions : les traductions d'Homère, de la Bible (incluant la Torah et les Evangiles chrétiens), Shakespeare, Dante et Goethe.
L'exposition juxtaposait des textes, des images de textes mettant en valeur traductions et traducteurs, si souvent oubliés par l'analyse littéraire et les médias : belle exposition, confortable pour les yeux et la déambulation, sur un discret fond musical de jazz (Jazz & Lettres est la seconde exposition de cette fondation).

Un livre-catalogue accompagne l'exposition, un audio-guide ainsi qu'un cycle de conférences et de débats, etc. Heureusement, le catalogue de l'exposition (éditions Gallimard, Fondation Bodmer, 335 pages, 39 €), publié sous la direction de Barbara Cassin et Nicolas Ducimetière, reprend les éléments essentiels de l'exposition et propose des textes interprétant les thèmes couverts par l'exposition. "Beau livre", comme l'on dit, mais il s'agit surtout d'un ouvrage remarquable pour le dialogue stimulant qu'il organise entre les analyses de spécialistes et les riches illustrations issues de l'exposition. Divisé en cinq parties, l'ouvrage se compose de 18 chapitres examinant, à partir d'exemples choisis, la place de la traduction dans l'histoire littéraire.
Evoquons quelques unes, quelques unes seulement, des remarquables études réunies par cet ouvrage.
  • Cela commence par un commentaire des neuf versets du texte biblique de Babel (Genèse 11) que Marc de Launay analyse ligne par ligne, depuis l'hébreu. Lecture rigoureuse et rafraichissante qui rompt avec les simplifications courantes sans cesse répétées.
  • Ensuite, vient un entretien avec Michel Vallogia, égyptologue, à propos des "5000 ans de langues en Egypte", des hiéroglyphes au hiératique puis au démotique et au copte : on notera, dans cette évolution, l'importance des usages administratifs et comptables dans le développement de l'écrit pour la mémorisation, l'archivage bureaucratique et aussi le rôle des supports de l'écriture (le média). 
  • Florence Dupont, Professeur à Paris-Diderot et elle-même traductrice, confronte Virgile à Homère, l'Enéide à L'Iliade et à l'Odyssée, sujet classique s'il en est mais mais traité ici par une historienne de la civilisation latine. Superbe analyse des problèmes de traduction de l'hexamètre dactylique (le vers d'Homère), explication de Virgile comme réponse à la demande d'Auguste pour un public bilingue (latin, grec qui comprend sans difficulté les nombreuses allusions à Homère). 
  • Ensuite vient une histoire de la comédie, suivant les voies qui mènent de Ménandre (IVème siècle avant notre ère) à Molière, via Plaute et Térence : la première édition d'une comédie complète de Ménandre, Dyscolos, est tirée de papyrus de la Fondation Bodmer, acquis en 1956. L'auteur, Pierre Letessier (Sorbonne Nouvelle, Paris III) analyse les modalités de la transmission, le rôle de l'imprimerie, des traductions et des premières éditions de Plaute qui vont donner la fausse impression d'une proximité avec les pièces de Molière (découpage en actes et en scènes, absence des morceaux musicaux, canticum). Ainsi nous trouvons-nous, jusqu'à aujourd'hui, en présence d'une influence paradoxale, rétro-active, de Molière sur Plaute (auteur du IIIème sièce avant notre ère). Impressionnante démonstration sur le monologue d'Harpagon.
  • Line Cottegnies (Paris-Sorbonne) étudie la diffusion des traductions de Shakespeare en Europe. Elle rappelle d'abord que Shakespeare est un best-seller mondial de la traduction, derrière Agatha Christie et Jules Verne seulement. L'importance de Shakespeare est lente à s'installer. Voltaire, qui découvre le théâtre de Shakespeare lors de son séjour forcé à Londres (1724-1726), le jugeait toutefois injouable en France ; d'ailleurs, on le traduisait en prose, translitérée en quelque sorte, traductions qui faisaient alterner dialogues et passages narratifs (à la manière des descriptions de l'action, comme dans les audio-descriptions) : avec une traduction édulcorée qui ne gardait que ce qui était, en France et à l'époque, de bon goût, il fallait de Shakespeare faire un classique français. Penser à la traduction du De Rerum Natura (Lucrèce) en prosimètre français par Molière.
  • "Goethe et la traduction" de Jacques Berchtold montre un Goethe polyglotte traduisant des extraits du Cantique des cantiques de l'hébreu alors qu'il n'a que 21 ans. On doit à Goethe également la traduction de Satire seconde de Denis Diderot, titrée par lui Rameaus Neffe et qui deviendra célèbre en français sous un tire traduit de l'allemand, Le Neveu de Rameau. Goethe traduit Corneille (Le Menteur), Racine (Athalie), Voltaire, etc. Il accorde à la traduction une importance primordiale : elle constitue à ses yeux une étape essentielle de la formation et la clé du "commerce de l'esprit" (il voit les traducteurs comme des "entremetteurs d'affaires"). L'allemand parce que l'on y trouve beaucoup de traduction aurait pu selon lui devenir une langue carrefour, au départ d'une littérature universelle (ébauche d'une littérature mondiale -Weltliteratur - chère au projet de Martin Bodmer). Et pour percevoir les effets spécifiques d'un alphabet, lui qui a appris l'hébreu et le grec s'entraîne à la calligraphie arabe.Voilà qui aurait plu à Marshall McLuhan !
  • Avec "le cas Luther", Pierre Bühler (Université Zurich) expose le cheminement intellectuel de la réforme luthérienne dont la traduction s'avère un moyen essentiel, servie à point par l'imprimerie naissante. 
  • Martin Rueff, de l'Université de Genève confrontent les traductions d'Edgar Poe par Charles Baudelaire puis Stéphane Mallarmé. Charles Baudelaire se vante de sa traduction "servilement attachée à la lettre". Stéphane Mallarmé traduit les poèmes d'Edgar Poe en prose (illustrations d'Edouard Manet). Décisions mûries de traducteurs qui sont en réalité des thèses littéraires quant à la poésie et aux langues. Martin Rueff a la bonne idée de juxtaposer ces traductions à celle que donne Google Translate. No comment.
  • Dans "Babel à la Bodmeriana. Un voyage en polyglossie", Nicolas Ducimetière de la Fondation Bodmer conclut le voyage avec les ouvrages multilingues : de tels ouvrages représentent travail de traduction visuelle, un "exercice typographique et éditorial complexe" qui ne peut que retenir l'attention des spécialistes des médias. Après l'Hexaplès (Origène), la bible espagnole d'Alcala (1502) affiche simultanément quatre langues (hébreu, chaldéen, grec et latin), la "Polyglotte de Londres" en affiche neuf. L'auteur évoque encore le petit livre à succès de Jan Amos Komensky, précurseur de la didactique des langues, qui publie des guides de conversation plurilingues (Janua linguarum reservata, 1631, "la Porte des langues déverroulliée") puis Orbim sensualium pictus (1666, latin, français, allemand, italien). Sait-on que "Lettres provinciales " de Pascal (1656) ont été publiées dans un ouvrage confrontant quatre langues (traductions en latin, espagnol et italien)...
Revoir les œuvres et leur histoire par l'intermédiaire de l'histoire de leurs traductions s'avère un  indispensable travail d'histoire littéraire. Que l'on pense aux traductions des Sonnets de Shakespeare par Paul Celan, Karl Kraus, Stefan George, Pierre Jean-Jouve, etc. A chaque langue, à chaque époque son Shakespeare, son Goethe, son Dante... Toute œuvre est le produit, la somme (l'intégrale) à un moment donné d'un contenu structuré (texte source) et de lectures-traductions historiques (ajustées, inintentionnellement, à des cibles).
Le traducteur comme auteur ? En tout cas, l'exposition et le catalogue démontrent qu'il importe de montrer le rôle des traductions dans l'élaboration des œuvres telles que nous les connaissons aujourd'hui. Toutes les routes littéraires, philosophiques mènent à la traduction.

En conclusion, voici un livre remarquable en tout point, dans son ensemble et dans chacune de ses contributions : il faut suivre et lire ces "routes de la traduction", pas à pas. Il s'agit certes d'histoire de la littérature et d'histoire des idées mais, bien au-delà, il s'agit aussi d'une réflexion subtile mais fondamentale sur les médias. Cet ouvrage devrait conduire les enseignements de langue et de littérature à intégrer l'histoire et les problématiques de la traduction. Une didactique appropriée est à construire...
Pour ceux qui s'intéressent aux médias, la traduction invite à penser les œuvres audio-visuelles comme des traductions : quand Netflix co-produit avec la BBC et diffuse avec BBC1 la série "Troy: Fall of a City" (février 2018), ne s'agit-il pas d'une traduction nouvelle qui conduit de l'Iliade homérique à une nouvelle narration ? En quoi est-elle différente de la traduction de Virgile (L'Enéide, cf. supra, l'article de Florence Dupont), ou de celle de Jacques Offenbach ("La Belle Hélène", opéra bouffe, 1864) ? Traductions polymorphes de texte en images et musique, du grec ancien en anglais, en français, etc. Traductions plus ciblistes que sourcières (sur ces notions voir Martin Luther, traducteur). Que diront à leurs élèves les professeurs de latin-grec à propos de "Troy: Fall of a City" ? Qu'il faut le regarder - horresco referens - ?  N. B. Nous nous autorisons pour cette question de l'ouvrage iconoclaste de Florence Dupont, Homère et Dallas, Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette 1991, et pour oser ces rapprochements.


Références, dans MediaMediorum

lundi 12 février 2018

Pourquoi Bob Dylan est tellement important : surprendre les airs du temps



Richard F. Thomas, Why Bob Dylan matters, e-book 11€35, 368 p., Dey Street Books, 2017, bibliographie, discographie, Index.

Bob Dylan et les médias ? Paradoxe ?
Le titre de cet essai appartient aux "intraduisibles" qui réjouissent tant les traducteurs : "Bob Dylan matters". Pourquoi Bob Dylan est-il si important ? L'auteur de cet essai est professeur de littérature classique à Harvard, "Professor of the Classics" ; l'éditeur l'annonce en couverture, pour intriguer autant les fans de Bob Dylan que les spécialistes de littérature grecque et latine. Dans l'œuvre de Bob Dylan, Richard F. Thomas découvre les traces de Virgile, d'Homère, de Catulle, les réminiscences d'Ovide (Tristium), de Thucidide, de Plutarque. Bob Dylan conclut d'ailleurs son discours pour le prix Nobel sur Homère : "I return once again to Homer". Lycéen, Bob Dylan aimait le latin ; plus tard, il déclarera : "If I had to do it all over again, I'd be a schoolteacher - probably teaching Roman history or theology".
L'attribution du Prix Nobel à Bob Dylan (2016) a déclenché une réflexion déjà entamée par les historiens de la littérature. Il fallait la double culture de Richard F. Thomas pour mener à bien une telle enquête et expliquer le choix inattendu des jurés du prix Nobel. De son travail, et de l'œuvre primée, retenons quelques dimensions essentielles à une science des médias.
  • De la musique avant toute chose. La justification que donne de son choix l'organisation du Prix est la suivante : "for having created new poetic expressions within the great American song tradition". Le mix poésie / chanson est ancien et courant. La création poétique fut d'abord diffusée sous forme de chant, de récitation lors de festivals : Homère est le modèle occidental de cette diffusion. Les 24 chants (Ραψωδία) de L'Odyssée étaient chantés par des rhapsodes (dont l'étymologie dit qu'ils cousent ensemble des morceaux de création) s'aidant d'une sitar. Bob Dylan rappellera, à propos de Shakespeare, que le spectacle, le théâtre (θεάομαι), ce qui se regarde et s'entend dans un lieu (performing arts, "the show's the thing"), requiert une organisation, une gestion complexes. Shakespeare ne se préoccupait pas trop de littérature, quant à Molière, entrepreneur de spectacles, pas seulement. Malheureusement, l'institution scolaire a confisqué la dimension vivante des œuvres pour s'en tenir au texte, enbaumé. La chanson est un art de la scène, une œuvre d'art totale - Gesamtkunstwerk - : synesthésie des décors, costumes, accessoires, "look and appearance", éclairages,  mise en scène des concerts,  musique,  voix chantée, sélection des musiciensharmonisations et arrangements. La chanson relève aussi des technologies de distribution : enregistrement en studio ou en concert (live), prise de son, publication sous forme de disques, CD,  streams, pochettesde livres - textes, photographies, partitions. Bob Dylan souligne la spécificité médiatique de la chanson dans son discours d'acceptation du Prix Nobel : "Our songs are alive in the land of the living. But songs are unlike literature. They're meant to be sung, not read. The words in Shakespeare's plays were meant to be acted on the stage. Just as lyrics in songs are meant to be sung, not read on a page". Conclusion : "Not once have I ever had the time to ask myself : Are my songs literature?"
  • Créer, c'est voler ? L'œuvre de Bob Dylan, immense (des centaines de chansons et arrangements, une cinquantaine d'albums, des centaines d'enregistrements) est tissée d'emprunts, d'allusions, de citations voire de vols ou de plagiats, diront certains. "Creative reuses", re-créations, intertextualité généralisée insiste Richard F. Thomas. Bob Dylan ne cesse de le revendiquer, dans ses interviews comme dans Chronicles où il détaille la minutie, la précision de ces sortes de montages, de patchworks. "It's called songwriting... You make everything yours". Est-ce ainsi qu'une œuvre devient populaire, en son temps, en d'autres temps. "Virgil was a rock star in his time" provoque notre professeur de littérature classique, iconoclaste. L'écho d'une époque, la synthèse des airs du temps et des poésies du passé : la tradition est transmission (traditio), ce qui est perpétué, le vernaculaire. Elle combine observation et imagination : "you internalize it". L'air du temps, Bob Dylan s'en imprègne (féconde), partout où il peut le respirer, le prendre, aussi bien dans les classiques de la littérature ancienne ou récente (Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, Allen Ginsberg) que dans les classiques américains de la chanson du XXème siècle, Woody Guthrie ("This Land is Your Land"), la musique country, Hank Williams, Johnny Cash, le rock'n roll, Chuck Berry, ses solos de guitare, ses déplacements sur scène ("Roll Over Beethoven", "Johnny B. Goode", etc.)... Tous grands guitaristes et interprètes, maîtres de vérité de Bob Dylan. Avec "Shadows in the night" (2015), puis "Fallen Angels" (2016), et "Triplicate" (2017, 3 CD, 30 songs), Bob Dylan reprend des classiques (pop standards) mettant ses pas dans ceux de Frank Sinatra. En près de soixante années de carrière, Bob Dylan a constitué son anthologie. Intégration du passé et actualité dont témoigne, entre autres, le succès d'Adele avec "Make you feel my love", vingt ans après (chanson écrite par Bob Dylan en 1997 : 143 millions de vues sur YouTube, plus 45 millions de son passage dans l'émission de David Letterman... chanson déjà reprise autrefois par Elvis Presley, Neil Diamond, reprise dans la série Glee... Steve Jobs citait Picasso : "les bons artistes copient, les grands artistes volent". Homère était dit l'assembleur, l'ajointeur.
  • Prendre l'air du temps pour se rendre voyant. Concentrer les airs du temps en peu de mots, et laisser faire l'imagination, ne pas tout dire, laisser entendre, telle sera l'une des recettes de Bob Dylan, la concision du "forgeur de mots" pour extraire la quintessence d'une époque qui finit par se laisser oublier : "the folksingers could sing songs like an entire book but only in a few verses" (Chronicles). "Wherever I am, I am a '60s troubadour, a folk-rock relic, a wordsmith from bygone days [...] I'm in the bottomless pit of cultural oblivion" (Chronicles). Pour ce travail créatif, les médias constituent une source essentielle. Bob Dylan reconnaît s'alimenter aux archives de la presse locale (des microfilms de 1855 à 1865) pour y puiser la texture d'une époque ("I wasn't so much interested in the issues as intrigued by the language and rhetoric of the times", Chronicles) ; il écoute la radio, bande son de sa vie ("I was always fishing for something on the radio. Just like trains and bells, it was part of the soundtrack of my life", Chronicles). "Leçon de mots" plutôt que leçon de choses, pour paraphraser d'anciens profs de latin (Michel Bréal, Les mots latins, 1893) ! Récolte de données pour se faire "voyants". La "muse" des poètes condense les airs du temps, Homère, Bob Dylan comme Arthur Rimbaud ou Guillaume Apollinaire, ce qui expliquerait l'étrange lucidité de leur créativité : "I return once again to Homer who says "Sing in me, O muse, and through me tell the story", dit Bob Dylan (1997) qui chante : "And I'll tell it and think it and speak it and breathe it"/ And reflect it from the mountain so all souls can see it" ("A hard rain's a-gonna fall" ). "Travailler à se rendre voyant", écrivait Arthur Rimbaud (1871).
    Carte postale prémonitoire anonyme reçue de Los Angeles
    Merci à l'expéditeur...
  • Intemporalité. L'œuvre poétique ne cesse de  se transformer : même si elle est écrite et imprimée, elle est chantée, reprise, par les uns, par les autres, adaptée à de nouvelles scènes, à de nouvelles instrumentations, transformée, piratée, ré-arrangée... Multiplication des enregistrements, des performances (cf. the Bootleg series collections, 13 volumes). Dans le cas de L'Odyssée, nous l'avons oublié, nous l'avons perdu de vue parce que depuis des siècles le texte en est figé, fixé dans un livre. Or l'Odyssée fut d'abord l'objet de storytelling vivant, interactif (cf. Homère pour repenser nos médias)! "Come gather 'round friends and I'll tell you a tale" : ainsi commence, à la manière homérique, "North Country Blues", (1963) la légende de la désindustrialisation, nostalgie du pays d'enfance, pays de mines de fer qui ferment, pays de chômage).... Daniel Zimmermann alias Bob Dylan, petit-fils d'immigrés, fils d'ouvrier, enfant d'une région ouvrière et d'une communauté juive du Minnesota, décrit déjà, bien avant politologues et économistes ("who prophesize with [their] pen"), une situation dont on perçoit aujourd'hui les conséquences, y compris électorales.  "The times they are a-changing", "A hard rain's a-gonna fall" datent de 1962. Tellement actuels. D'où vient une telle lucidité ? Ni "protest songs", ni "conscience de l'Amérique", Bob Dylan fuit les catégorisations journalistiques : "This here ain't a protest song or anything like that, 'cause i don't write protest songs... I'm just writing it as something to be said for somebody, to somebody". Interrogé, il répondra que toutes ses chansons sont des "protest songs". Comme Homère, Bob Dylan, avec le temps, devient intemporel, timeless. Il faut donc saisir Bob Dylan dans le vaste ensemble de ses variantes, saisir le principe-même qui "permet la réalisation de ses variations" (Pierre Judet de la Combe citant Claude Lévi-Strauss). Une sorte d'habitus ?
Revenons donc à Homère dont Pierre Judet de la Combe se propose d'expliquer le miracle : "Essayer de repérer une énergie, qui pourrait venir de quelqu'un mais qui, en tout cas, était partagée par beaucoup, voulue, une envie qu'il y ait ces poèmes, qu'ils réussissent, une envie de les écouter, qu'ils soient repris, redits, sauvés, transcrits et connus de tous". Cela vaut pour Bob Dylan, poète, chanteur de son temps et de quelques autres.
Avec l'étude de Richard F. Thomas, Why Bob Dylan Matters, la lecture des Chronicles et du discours pour le prix Nobel (nous disposons d'une version orale) alimentent une réflexion sur le développement des médias. Les notions que Richard F. Thomas rassemble autour de celle, encore confuse, d'intertextualité peuvent servir l'analyse de processus créatifs à l'œuvre dans les séries télévisées, les magazines, et, bien sûr, les productions musicales. Les nouveaux processus créatifs que permettent les outils numériques (data science, mash-ups, dés-agrégation) justifient la remise en chantier des notions d'auteur, de droit d'auteur, de plagiat, etc.
Homère, Bob Dylan, mêmes médias ? "The answer, my friend, is blowing in the wind"...


Références

Bob Dylan, Chronicles. Volume one, Simon & Schuster, 2014, 293p. £ 16,99

2016 Bob Dylan Nobel Lecture in LiteratureThe Nobel Foundation, lu par Bob Dylan, 2017 ;
en ebook, $12,04

The Definitive Bob Dylan Songbook, (textes et partitions / words and music), New York, Music Sales Corporation, 788 p.

Bob Dylan interviewé par Antoine de Caunes, INA, 30 juin 1984

Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871

Florence Dupont et al., La voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Editions Kimé, 2010, 327 p., bibliographies.

Florence Dupont, Homère et Dallas, Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette, 1991, 168 p.

Pierre Judet de la Combe, Homère, Paris, 2017, Folio Gallimard, 370 pages.

in MediaMediorum,
Martin Scorcese, No Direction Home: Bob Dylan, 2005 (film, 207 mn + 153 mn bonus material) 2DVD White Horse Pictures, 2016