Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Editions Gallimard, 2017, 282 p.
William Sheridan Allen, The Nazi Seizure of Power. The Experience of a Single German Town 1922-1945, Echo Point Books & Media, 388 p., 23,83 $, Index. Tableaux. Revised edition, 2014.
Paru en français : Une petite ville nazie, 2003, 10/18, 395 p. (on notera la "traduction" à la limite du contre sens, du titre américain).
Voici deux ouvrages de natures différentes mais quelque peu complémentaires : l'un expose la doctrine nazie, l'autre décrit en détail la mise en application de cette doctrine dans une petite ville allemande, le passage à l'acte donc.
Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne, Johann Chapoutot s'est donné pour objectif de dégager les grandes lignes de la "révolution culturelle" engagée par les tenants du national-socialisme (ou faut-il préférer, comme Emanuel Lévinas, "hitlérisme" ?).
Les idées majeures de la doctrine nazie sont mises en évidence ; ells se trouvaient énoncées clairement dans le programme du parti nazi en 25 points, dès 1920 (24 février).
- Selon le nazisme, le principe du droit, c'est le peuple et non la raison : d'où la dénonciation virulente du droit romain et du juriste Hans Kelsen. L'établissement d'une nouvelle normativité (culture "völkisch") légitimera en droit les actions de l'armée allemande, de la police, de la SS, du parti nazi. Les cadres du pays se voient inculqués une formation juridique aux principes nazis, ce "qui rendra plus aisé et plus doux le passage à l'acte" et "vise une acculturation à long terme du peuple allemand". La communauté du peuple transcende la lutte des classes, l'abolit (Volksgemeinschaft).
- La conquête de "l'espace vital" (Lebensraum), variété de colonialisme, vise à mettre l'esclavage (servage) et le racisme au profit de la "race germanique". Les nazis falsifient à leur avantage les idées grecques (Platon, etc.). Culte omniprésente de la race nordique, germanique.
- Hostilité à la Révolution française (1789), aux Lumières (Aufklärung).
- Refus véhément du traité de Versailles (diktat) de juin 19.19
- Antisémitisme radical et total, "biologique". Cette "idée" fonde la banalisation langagière de l'antisémitisme et l'extermination ("Vernichtung") comme solution finale de la question juive ("Endlösung der Judenfrage"). Le rôle des écoles sera déterminant dans l'inculcation de cette idée (cours sur une pseudo histoire raciale, tableaux didactiques pour l'illustrer).
Johann Chapoutot conteste la thèse de Hannah Arendt qui ne voulut voir dans Adolf Eichman qu'un fonctionnaire ordinaire ("Schreibtischtäter"), banal et discipliné ("j'ai obéi, c'est tout") : lui, voit plutôt dans Eichman un acteur doué mettant en scène sa banalité au service de sa défense alors qu'il fut un nazi ardent et fier, impérieux et fanatique, revendiquant jusqu'au bout la criminalité nazie.
"Le nazisme fut d'abord un projet", conclut Johann Chapoutot : persuader toute une population et l'amener à se lancer dans le crime et faire valoir "la loi du sang". Un projet de société, un programme politique et culturel, qui a été exécuté, point par point.
Du projet à sa réalisation exemplaire
Dans l'ouvrage de l'historien William Sheridan Allen, on peut repérer ce qu'il en fut, en actes, de l'acculturation nazie d'une petite ville allemande : comment les nazis y ont pris le pouvoir, ou, plutôt, comment le nazisme a pris. Lisons ce livre en regard de celui sur la "révolution culturelle nazie". Comment la doctrine et les spéculations juridiques, philosophiques du nazisme s'appliquent et s'inscrivent au jour le jour dans la socialisation des habitants. Les deux ouvrages se répondent, se correspondent.
Pendant les années 1950, William Sheridan Allen a mené une enquête dans la petite ville de Northeim, au cœur de l'Allemagne (Niedersachsen), après la défaite du pouvoir nazi. Il recourt à une méthodologie classique d'historien : analyse de la presse de l'époque, entretiens avec des contemporains et acteurs, etc. (mais quel était le profil des informateurs ?).
Cette petite ville n'avait a priori rien pour devenir nazie. Rien ne l'y préparait, pourtant, en quelques années, sa population a basculé. L'auteur montre, grâce à une analyse détaillée et presque exhaustive de la prise du pouvoir, comment s'est installé le nazisme, d'abord par petites touches, sans trop heurter, prudemment, habilement, insensiblement puis plus violemment, dans la vie quotidienne de ses habitants. La révolution culturelle nazie s'est réalisée de manière continue, insidieuse, par étapes et, pour une part, discrètement, comptant sur des pressions de toutes sortes, pour l'attribution d'emplois, de logements, d'honneurs.
Après quelques années seulement, la prise de pouvoir fut totale, le contrôle de la vie quotidienne, complet (fichage, etc.). Rien n'échappe plus au nazisme. La mobilisation de tous est permanente.
L'auteur montre le rôle des associations nazies, leur proximité, leur insistance militante, leurs demandes incessantes de participation financière. L'installation de l'acceptabilité est progressive : fanfares, défilés, chorales, concerts, parades nocturnes avec torches, décorations (de la rue, des bâtiments, des écoles), tout distille et répète la culture nazie (drapeaux, croix gammées, photos, salut - "Heil Hitler" au lieu de "bonjour", hymne). Rôle préparateur du sport et de son idéologie (uniformes, cris, partialité, nationalisme des fans, etc.). L'auteur décrit le rôle majeur des jeunesses hitlériennes (Hitler-Jugend), la collaboration des églises luthériennes, la prise en main de l'éducation scolaire, conformément aux directives du parti : de nouveaux manuels glorifient nazisme et militarisme, épuration des bibliothèques. Et tout cela débouche sur la désagrégation et le démantèlement du tissu social traditionnel, l'assimilation totalitaire de toute association, club et organisation ("die Gleichshaltung", loi de mars 1933). La vie privée se restreint chaque jour un peu plus, toute vie doit devenir publique. Big brother, c'est la surveillance mutualisée (sorte de crowdsourcing ?) et cela, avant les réseaux sociaux... On ne peut qu'imaginer les moyens dont disposerait aujourd'hui un tel pouvoir quand on assiste au bonheur de suivre (followers) et d'être influencé.
Les nazis sont convaincants, habiles, déterminés et ils tiennent leurs promesses : en moins d'un an, le chômage a disparu de la ville grâce à diverses sortes de travaux publics, donc grâce aux subventions étatiques et à l'impôt (d'où vient l'argent public qui soutient le nazisme, question trop peu évoquée). Construction de bâtiments publics, de logements, remises en état du patrimoine, soupe populaire, entretien de la voirie, développement du tourisme local, création de parcs... Moyennant quoi, le parti nazi (NSDAP) gagnera les élections, et s'emparera des postes clés de l'administration...
Tout au long de cette histoire, on voit la collaboration docile des médias puis leur mise sous contrôle total conformément au § 23 du programme du NSDAP ; finalement, les nazis créeront leur propre presse, l'abonnement y est obligatoire : modèle économique imbattable. Mais, leur média de prédilection reste la rue, l'espace public : défilé, fanfares, affichage, hauts-parleurs, uniformes, emblèmes... La lecture privée est trop incontrôlable.
Comment des habitants ordinaires, des voisins, ont-ils pu être gagnés par le nazisme et sa doctrine d'assassins ? On perçoit peu la répression constante de l'insoumission au nazisme, la terreur continue : arrestations, envois en camp de concentration, journaux dissidents poussés à la faillite, boycott sous surveillance des magasins appartenant à des commerçant juifs...
Plus que de révolution culturelle, ce fut une évolution culturelle. Bertold Brecht avait raison, tout le monde a contribué à la victoire nazie ; sinon, sans cette coopération presque complète, tacite le plus souvent, le nazisme n'aurait pu s'installer. Jusqu'où serait allée cette soumission sans la victoire militaire américano-soviétique ? Histoire sociale édifiante, qui va bien au-delà du nazisme, elle montre la mécanique et la logique de la prise de pouvoir et son approfondissement totalitaire (fusion du parti et de l'Etat).
Avec ces deux ouvrages, se lit l'articulation de la doctrine et de sa mise en œuvre concrète. Hélas, l'ouvrage de William Sheridan Allen, s'arrête en 1935. Peu sur l'entrée en guerre, et l'on n'assiste pas à la mise en place de la relative dénazification par les troupes d'occupation : la dénazification était-elle même réaliste, tant il est évident que la quasi-totalité des Allemands restés en Allemagne ont collaboré ? Que sont devenus les nazis de Northeim, et d'ailleurs ? Ils ont rejoint les nouveaux partis au pouvoir, SPD ou CDU ou parti "communiste" (SED) pour la zone d'occupation soviétique, ils sont entrés dans l'administration fédérale (cf. sur ce thème, le film Der Staat gegen Fritz Bauer, 2015).
Quels traits communs, quels signes avant-coureurs peut-on déceler dans la théorie et les pratiques culturelles des sociétés totalitaires ou des politiques tendant au totalitarisme ? Comment se prémunir ? La vigilance politique s'impose car, ainsi se concluait la parabole de Bertolt Brecht en 1941, "le ventre est fécond encore, d'où ç'est sortit en rampant" ("Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch"), cité de Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui.
L'ascension de Hitler était résistible. Quand aurait-elle pu / dû être stoppée ? Où se situe le point d'inflexion, celui du non retour aux libertés ? Au vu de l'historique dressé par ces deux ouvrages, le point d'inflexion se trouve tout au début : faudrait-il donc stopper le nazisme ab ovo, à ses premières manifestations, même si les signaux en sont faibles ? La lutte doit-elle être permanente. Tolérance zéro ? La puissance de communication du web donne à cette question une actualité croissante...
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