mardi 6 décembre 2016

Le non-droit du numérique en France


Olivier Iteanu, Quand le digital défie l'état de droit, Paris, 2016, Editions Eyrolles, 186 p. 12,9 €

La plupart des personnes qui travaillent dans l'économie numérique n'ont pas la moindre idée de la situation juridique des entreprises avec lesquelles elles collaborent, des outils et données qu'elles manipulent quotidiennement.
Qu'il s'agisse du droit des données (data), du droit d'auteur, du droit à la vie privée, du droit du travail (peu abordé dans ce livre), personne ne sait très bien où l'on en est. Non seulement parce que la situation juridique est mouvante mais aussi parce que le droit national est bafoué impunément par de grandes entreprises américaines qui vivent de la publicité collectée et payée en France. Il va de soi que les médias et la publicité sont tout particulièrement concernés par cet ouvrage.
Il est rédigé sans inutile jargon par un avocat spécialisé dans le droit du numérique. Il est étayé d'analyses claires de situations juridiques précises et ne s'embarasse pas trop d'idées vagues. La thèse primordiale de l'ouvrage peut se résumer simplement : "On ne peut à la fois rechercher le marché français, ses consommaeurs, et refuser ses valeurs, son droit" (p. 41). Chemin de réflexion fécond.

Droit local, national ou droit américain ?
Pour commencer, à titre d'illustration, l'auteur dresse le bilan d'une journée numérique d'une citoyenne française ; du matin au soir, son activité en liaison avec le numérique ne relève que du droit américain, californien surtout, sans compter quelques paradis fiscaux européens tels le Luxembourg, les Pays-Bas ou l'Irlande. Constat édifiant de dépendance cachée, léonine. Sans compter que s'y ajoute l'hébergement de ses données sur des serveurs hors de portée des tribunaux français.
De facto, tout se passe donc comme si les citoyens français étaient plus soumis au droit américain qu'au droit français ou européen. Le citoyen européen ne devrait-il pas pouvoir s'appuyer exclusivement sur les lois européennes plutôt que sur le bon-vouloir des réseaux sociaux ?
Observant la transformation du droit français sous la pression du droit américain, Olivier Iteanu souligne le rôle de la philosophie implicite, et parfois explicite des libertariens californiens dans l'élaboration de l'esprit des lois numériques américaines. Adeptes de la liberté totale (peer-to-peer, cryptage, sharing economy, "code is law", etc.), leur organe international serait le magazine Wired.

L'auteur traite longuement du problème des limites juridiques à la liberté d'expression. Haine raciale, antisémitisme, haine de l'homosexualité, harcèlement sexuel (cyberbullying) déferlent sur les réseaux, "empoisonnant" l'atmosphère sociale, promouvant l'irresponsabilité éthique et l'insécurité. L'effet multiplicateur et accélérateur des réseaux sociaux risque d'en faire des réseaux a-sociaux, tout cela en toute impunité grâce à la conception de la freedom of speech (les effets récents des fake news sur l'élection présidentielle américaine ne peuvent que renforcer l'actualité de ces craintes).
L'auteur montre comment la notion française de "liberté d'expresssion" (encadrée par le droit) s'oppose à celle de "freedom of speech" (Premier Amendement de la Constitution américaine, 1792). Notons malgré tout, que parfois, la Cour Suprême en vient à mettre le holà à cette liberté.

Les plateformes américaines n'entendent pas respecter le droit mais plutôt faire leur loi (policies), souligne l'auteur qui observe aussi que le retrait des contenus illicites demandé par les tribunaux est difficile et coûte cher... ce qui n'arrange rien. Les sociétés américaines s'avèrent réticentes à respecter le droit européen tandis que les Etats européens semble réticents et lents à leur faire respecter (les cas évoqués de Yahoo! et de Twitter (pp. 38-45).
La confrontation des notions américaines et françaises est révélatrice (droit comparé) : les oppositions pertinentes entre vie privée et privacy (cf. CNIL vs Facebook), droits d'auteur et copyright, loi et governance, sont décortiquées dans les trois chapitres suivants. Une confrontation complémentaire serait édifiante : ce qui est imposé à la presse et aux médias français, d'une part, et de ce qui est toléré des réseaux sociaux, d'autre part (traités comme des hébergeurs !).

On regrettera l'examen trop bref de la situation en Chine où les réseaux sociaux américains ne pénètrent guère et sont pratiquement interdits. A lire Olivier Iteanu, on peut comprendre mieux la volonté du gouvernement chinois de refuser le droit d'entrée au soft power américain que représentent ses réseaux sociaux (Facebook, Snapchat, LinkedIn/ Microsoft, Twitter, YouTube/Google, etc.).

Cet ouvrage représente une alerte et une mise en garde inquiétantes : "le digital est-il en passe de rendre inopérants les droits français et européen ?" Epinglées en même temps la puissance peu démocratique du lobbying, l'incroyable et inefficace complexité de la législation europénne...
Lecture indispensable pour qui étudie les sciences politiques, les médias et la publicité. Espérons que ce travail sera mis à jour régulièrement (comment va agir la nouvelle administation américaine à partir de janvier 2017 ?) ; il mérite encore d'être enrichi d'un index des notions juridiques, de références (jurisprudences française, européenne, américaine). Enfin, il faut combler des trous : quid du droit de la data, de la fiscalité ?

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