lundi 25 avril 2016

De Kairos et Time-to-Market : à-propos, décision et occasion


Monique Trédé-Boulmer, Kairos. L'à-propos et l'occasion. Le mot et la notion d'Homère à la fin du IVe siècle avant J.C., Paris, Les Belles Lettres, Edition revue et complétée, 2015, 361 p., 45 €. Bibliogr., Index.
Préface de Jacqueline de Romilly

Kairos est un mot grec (καιρός) qui désigne une notion essentielle pour la publicité, le marketing ainsi que la création d'entreprise. Il désigne l'occasion (opportunity), le bon moment. On a l'a traduit aussi par "l'instant propice". Dans une certaine mesure, il connote la notion moderne de "time to market". Dans tous les cas, comme le note Jacqueline de Romilly, kairós "vise à des succès d'ordre pratique" et "la maîtrise de l'intelligence humaine sur les circonstances". Kairós, c'est plus l'intuition, le bon sens que le calcul, l'expérience que la science, l'intelligence humaine que l'intelligence artificielle.

L'ouvrage de Monique Trédé est issu d'une thèse de doctorat soutenue en 1987, sous la direction de Jacqueline de Romilly ; il comporte deux parties principales.
La première, philologique, est consacrée au mot lui-même, à son histoire et à ses différentes significations observables dans les textes : Hésiode, Euripide, Pindare, Thucydide, Eschyle, Sophocle, Hippocrate.
Kairos évoque d'abord la coupure, la jointure, là où une arme peut blesser et trancher ; du coup, le mot évoque aussi la décision et le jugement (qui tranchent), le mot qui touche juste (pour la rhétorique, la parole efficace, qui convainc, qui l'emporte sur l'adversaire). Kairos désigne l'heure critique, celle où tout est possible, celle de l'occasion à saisir, de l'événement décisif. Kairos, c'est aussi la juste mesure ("rien de trop", Μηδὲν ἄγαν), la convenance. Cette première partie constitue une étude remarquable des occurences du mot, de sa plasticité, de son champ sémantique, de la matrice métaphorique dont il relève (trancher, décider, scheiden...). Patiente méthodologie et féconde leçon qui peuvent inspirer les travaux actuels (NLP, etc.) sur l'étude des sens (évolution et variation sémantiques) pris par des mots utilisés pour le ciblage (clustering, etc.). Un mot n'a pas une signification stable, fixe ; il change, évolue sans cesse comme son contexte.

La seconde partie traite de l'idée de kairos telle que mobilisée par la médecine : diététique, notion de crise, de lieu du corps (Hippocrate), de régime, donc de maladie et de soin, tout succès médical est affaire de kairos. La médecine requiert des descriptions précises des signes pour décider de la juste dose, du moment de l'intervention... Pour la médecine hippocratique, il n'y a pas d'universel, il n'y a que des contextes particuliers, des moments ;  le kairos consiste à dégager et saisir des circonstances favorables. De tels développements devraient retenir l'attention des publicitaires pour la description méticuleuse, exhaustive des conditions de l'efficacité : le bon endroit, le bon moment, la juste quantité (cfMicromoments, microgenres, microlocations, microcibles, micro-ads).

L'auteur, ensuite, consacre son travail à l'étude de documents d'histoire, de stratégie militaire et politique (rhétorique),  à partir de textes d'Hérodote, de Thucydide, de Démosthène. Elle traite notamment du kairos des orateurs : comme le médecin soigne le corps, l'orateur soigne l'âme. Cette partie s'achève sur une analyse de textes classiques de Platon et d'Aristote mobilisant le kairos.

Sous des dehors techniques (étymologie, philologie) qui pourraient paraître dissuasifs, le travail de Monique Trédé-Boulmer se révèle d'une portée plus générale qui intéressera la réflexion publicitaire et économique. La notion parente de time to market constitue une dimension clé du calcul gestionnaire, pour le développement de nouvelles entreprises (startups), le lancement de nouveaux produits.
Parlera-t-on de mûrissement du marché ? Inadéquate métaphore, trop linéaire sans doute, simplificatrice, traitre.
Difficile, voir impossible à traduire, le mot kairos figure justement dans le "dictionnaire des intraduisibles" du Vocabulaire européen des philosophies, p. 814) où l’index le renvoie aux mots "événement" et "Jetztzeit" (moment révolutionnaire, selon Walter Benjamin). On pourrait encore mentionner la notion voisine de tipping point (cf. l'ouvrage de Malcom Gladwell publié en 2000) ou bien les réflexions de François Jullien, à propos de kairos, sur la notion taoiste de "potentiel de situation" (cf. Traité de l'efficacité, Paris, Editions Grasset, 1996, chapitre 5).

N.B. : Kairos est le nom donné à un outil de la plateforme publicitaire Networked Insights, visant à dégager des "strategic, actionnable insights".
  • Comment traduisez-vous "time to market" ?

dimanche 17 avril 2016

Lire le monde dans nos cartes


Francisca Mattéoli, Maps Stories. Histoires de cartes, Paris, 2015, Editions du Chêne, 173 p. Index géographique.

C'est à première vue un beau livre, par le format, le poids et l'ambition ethétique, de ceux dont on dit en anglais qu'il sont voués à la table basse (coffee table book), livres "m'as-tu-vu", donnés à voir aux visiteurs. Mais ce livre est plus que cela, il présente une vision du monde en quelques dizaines de reproductions de cartes anciennes. Le monde vu à travers les cartes. Quelle éducation de l'œil faut-il avoir reçue pour voir un pays dans une carte, un voyage dans le tracé d'une route, d'un fleuve ? Car le livre ne présente que des cartes plus ou moins anciennes et l'on peut y lire, en actes, une histoire de la représentation graphique et de ses arbitraires, de ses codes graphiques inculqués dès les premières années d'école (cf. la cartographie de Paul Vidal de Lablache en France).
L'absence de photos, de tableaux dans le livre fait voir combien la carte, à elle seule, peut faire voir, faire rêver... combien elle est indissociable de toute la culture visuelle d'une époque, qu'elle l'illustre. D'ailleurs, il n'est guère de média d'information qui ne montre des cartes.

Le livre qui est sans ambition théorique déclarée est organisé par thèmes. Les thèmes regroupent des cartes des transports et des itinéraires d'avant l'aviation : le monde est vu d'en bas (cf. le Chili et les débuts de l'Aéropostale avec Mermoz, "caballeros de los Andes") ; souvent la distance de la découverte se mesure en mois. Voici les principaux thèmes et chapitres :
  • routes : de la longue Route de la Soie (Marco Polo) à la Nationale 7 des vacances en France (996 km, première parmi les Routes Nationales françaises, inaugurée par le Touring Club en 1903), de l'Estrad Real, la route de l'or et de l'eldorado à la Route 66, Main Street of America, qui mène de Chicago à Santa Monica (3945 km, Californie), construite par des chômeurs...
  • fleuves : Nil bleu et blanc dont on cherchera longtemps la source, Amazon, Mékong dont une expédition militaire cherche aussi la source
  • lignes de chemins de fer de trains intercontinentaux : Orient Express, Transsibérien, transcontinentaux de l'Amérique du Nord
  • contrées d'accès difficile (Alaska, Chine, Groenland, Madagascar, Pôle Sud), régions riches de ruines enfouies, de temples et de tombeaux (Angkor, Machu Picchu) inaccessibles
Involontairement, la carte énonce et parfois dénonce, comme la carte des langues indiennes de l'Amérique du Nord, qui situe des langues disparues comme ont disparu bien d'autres langues du monde. Le conquérant, le voyageur impose sa langue comme sa monnaie. Les cartes rassemblées par l'auteur sont des cartes de victoires, de conquérants, presque tous européens. D'autres cartographies, arabes (Al-Idrisi) ou chinoises, par exemple, seraient bienvenues. "La géographie, cela sert à faire la guerre", dit un géographe. Ou du marketing, continuation de la politique par d'autres moyens ?
A un commentaire factuel, l'auteur ajoute des éléments historiques et fait mesurer le patient travail des cartographes. Elle fait entrevoir la place de la carte dans l'économie : ainsi la carte du Sud-Est de la France est parrainée par les automobiles Panhard et les pneumatiques Michelin. En attendant Google ou Apple Maps...

On suit en filigrane l'invitation aux voyages, l'appel à l'aventure et aux risques pris par des chercheurs d'or et d'argent, on suit la ruée d'explorateurs avides de notoriété et d'exploits dont il pourront tirer profit au retour (reportages, photographies, livres, conférences, journalisme). Héros ambigus et légendes souvent tragiques : conquistadors, bandeirantes marchands portugais de minerai et d'esclaves du Minas Gerais (Brésil), militaires des troupes coloniales, risque-tout à la conquête du Far West...
Le livre fourmille d'anecdotes fameuses et nobles aussi. Ainsi du transport de vaccins anti-diphtériques en Alaska avec chiens de traineaux et mushers par les froids du Grand Nord (-65° C).
En même temps que ces routes de conquête, de missions et de commerce, on voit se dessiner les ancêtres du tourisme, des croisières ("jaune" et "noire" de Citroën en Chine et en Afrique), complices euphémisantes des expéditions coloniales et de l'exotisme. L'organisation d'événements "sportifs" souvent en prendra le relais... Marx l'avait dit : l'histoire se répète, la première fois en tragédie, la seconde en comédie...

Beau livre donc, avec des cartes pour rêver, et pour penser aussi.

dimanche 10 avril 2016

Annie Ernaux, écriture et auto-socioanalyse


Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, 151 p. 15 €

Cet ouvrage est un travail sur la mémoire, sur la narration de l'intime, sur la distance entre ce qu'a vécu une jeune fille et ce qu'en perçoit la "même" femme, beaucoup plus tard. Soixante ans après un événement sexuel traumatisant (pour elle), l'auteur repasse par deux de ses années, celles, entre dix-huit et vingt ans, années qui inaugurent son entrée dans l'âge adulte, par le baccalauréat et la vie d'étudiante boursière. Autobiographie avec zooms, avant et arrière, flash-backs.
Retrouver, comprendre, assimiler. Enoncer plutôt que dénoncer.
Le travail de mémoire de l'auteure (sa documentation) est opéré au moyen de photos, de lettres retrouvées, de souvenirs plus ou moins délabrés. Annie Ernaux supplée ces traces en recourant au moteur de recherche, au réseau social Copains d'avant, aux annuaires. Le Web est désormais un outil des romanciers, toute la mémoire de leur monde s'y trouve, ou presque.

Comme dans la plupart de ses livres, Annie Ernaux utilise les médias, traces dans la mémoire, pour situer la datation biographique et l'ambiance de l'époque : les films ("L'année dernière à Marienbad", "Les Orgueilleux", "A bout de souffle", "Les Amants", "Hiroshima mon amour", "Le repos du guerrier"...), les chansons à la mode (Dalida, Gilbert Bécaud, Georges Brassens, Billie Holiday, Paul Anka, Edith Piaf, "Only You"), les people du moment (le roi Pelé, Charlie Gaul, Juliette Gréco, Brigitte Bardot...), la presse magazine (Bonne Soirée et ses romans insérés, Lectures pour tous...). Tout cette mémoire involontaire aide à parler de l'époque, permet de la retrouver. L'auteure souligne d'ailleurs combien les romans-feuilletons féminins de ces années là étaient bien plus réalistes, à propos de la vie des femmes, de leurs soucis et de leurs préoccupations, que la littérature noble, légitime. Pour tisser la toile de fond des souvenirs de 1958, l'information politique occupe peu de place : la guerre d'Algérie, affaire masculine et muette, est à peine présente (les attentats, les appelés). La vraie vie était ailleurs, censure du temps, effacement à quoi contribuent les médias, par défaut !

Cette "fille" de dix-huit ans est un personnage en quête de son auteur. Le personnage discute âprement avec l'auteure, qui est la femme qu'elle est devenue (dont on peut suivre la vie de livre en livre, avortement, mort des parents, cancer du sein...). Volonté de l'auteure de récupérer le discours intérieur de son personnage, volonté illusoire d'autoanalyse, de lucidité extrême.

On retrouve dans Mémoire de fille, énoncés crûment, les thèmes de l'analyse sociale chers à Annie Ernaux, fille de petits épiciers, rescapée scolaire : la honte culturelle (le français parlé par ses parents, l'accent normand, l'aménagement modeste de l'habitation familiale), le rôle de la modernité et des pratiques culturelles alors classantes, la mode, le tennis, les échecs, les disques de Bach... Formidable psychanalyse sociale effectuée par la classe dominée et par les plus dominés de cette classe, les femmes. Ce livre s'avère un manifeste tranquillement féministe, un manifeste subjectif, ancré dans le social et le biographique : "auto-socianalyse", aurait dit Pierre Bourdieu. Mais une socianalyse que ne masque aucun concept grandiloquent, aucune euphémisation, aucun artifice narratif.

A dix-huit ans, Annie Ernaux, "la fille", se libère et se console avec les livres et sa distinction culturelle récemment acquise. Cesar Pavese (Le Bel été !), puis Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Françoise Sagan, Albert Camus, Jacques Prévert, André Gide... années d'apprentissage littéraire et philosophique.
Dès les premières lignes est énoncée l'ambition directrice du livre : "Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d'allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres". L'enfer de la domination vécue, c'est bien ces autres, ceux qui imposent l'obéissance tacite. Etre dominée, c'est tellement vouloir être comme les autres, jusqu'à l'obsession. Humiliation d'être humiliée. Analyse sociale d'un "universel singulier" (Jean-Paul Sartre à propos de Flaubert) que l'on réduit d'habitude à du psychologique, de l'émotion, du sentiment, voire de la sentimentalité (il y en a ...).  Que reste-t-il ? Toute une femme, faite de toutes les femmes mais que ne vaut sans doute pas n'importe qui...

Dense, ciselé. Impressionnant de lucidité et de talent. A lire deux fois, la première pour le plaisir du texte, la seconde pour dé-couvrir et suivre l'analyse, pas à pas. On ne ressort pas indemne de cette lecture.


Sur l'œuvre de Annie Ernaux, dans ce blog :