dimanche 4 octobre 2015

Liberté, égalité, mobilités


Jean-Pierre Orfeuil et Fabrice Ripoll, Accès et mobilités. Les nouvelles inégalités, Gollion (Suisse), Infolio Éditions, 2015, 211 p. Bibliogr.

Travail à deux voix de chercheurs (urbanisme et socio-économie des transports, géographie) : à partir d'approches différentes, ils font le point sur les réflexions sur la mobilité, l'examinant sous l'angle des inégalités entre les personnes, pensant la mobilité comme une espèce de capital.
Quelles sont les relations entre inégalités sociales et inégalités de mobilité ? Plus que de mobilité sociale ou de mobilité résidentielle, il s'agit plutôt, dans tout l'ouvrage, du quotidien de la mobilité spaciale donc, à travers l'aménagement du territoire, de tout ce qui fait que l'on est, ou non, assigné à résidence, mobilité qui assure l'accès aux services (scolaires, commerciaux, administratifs, de santé, etc.).

Quelle définition de la mobilité retenir pour une approche aussi radicale? Pourquoi notre société, nos cultures valorisent-elles la mobilité ? La mobilité est une dimension manifeste de la liberté et de l'autonomie. Est-elle un droit des citoyens ? Si oui, comment garantir ce droit dérivé d'une maxime d'égalité?
L'approche historique montre la transformation de la mobilité : la motorisation avec le développement du réseau autoroutier, la construction d'aéroports, l'organisation et la tarification des transports publics (TER, TGV, métro, tramways, bus). Progressivement apparaît l'échec de l'Etat Providence dans ce domaine car "les pouvoirs publics ont laissé l'automobile et les poids-lourds exercer un monopole radical sur la voirie", provoquant ainsi des inégalités de mobilité au détriment des plus pauvres. La corrélation inégalité / mobilité si elle est féconde ne permet pas, évidemment, de dégager de relations de causalité. Que faire dans l'analyse de l'amour passionné et aveugle de l'automobile ?

La mobilité est une notion désormais ambigüe. Elle renvoie non seulement à la capacité de déplacement mais aussi à l'accès à des technologies et des appareils : smartphone (mobile), ordinateur, connexions continues, partout en tout temps. Ces technologies commandent à leur tour l'accès à des services numérisés (téléphonie, Web, courrier, banque et paiement mobiles, santé, administation, etc.), technologies qui supposent la maîtrise de savoir-faire dépendant du capital culturel. Jean-Pierre Orfeuil insiste sur la proximité ; celle-ci reste déterminante (la distance aux établissments scolaires et universitaires est une variable clé des inégalités). Il insiste également sur l'obligation de mobilité, obligation croissante liée principalement au travail quotidien, le coût de la mobilité repésentant un partie importante des revenus du travail (automobile). Géographie vécue qui a son coût humain en fatigue, en stress provoqué par la mobilité nécessaire dans certaines conditions de vie et de travail ("Elle court, elle court, la banlieue", 1973). Cette obligation de mobilité commence à toucher le numérique (cf. BYOD).
La recherche doit désormais combiner dans son approche ces deux espèces de mobilité : nouveau défi conceptuel. Prendre en compte le développement de sociétés comme Uber, l'évolution des politiques des prix sous l'effet des places de marché (enchères, prix variables selon les dates d'achat, les périodes achetées, l'offre et la demande), etc.

Fabrice Ripoll invite à se méfier de la notion générale de mobilité et des injonctions qu'elle recèle, injonctions qui s'apparentent à un discours d'accompagnement idéologique, à fin de marketing : il faut à tout prix être mobile (FOMO: fear of missing out !). La mobilité apparaît à l'auteur comme une construction sociale qui demande une critique systématique, épistémologique. C'est ce travail auquel il s'attèle brillammant dans la seconde partie de l'ouvrage. Faut-il voir l'immobilité comme "la misère du monde", une modernisation du servage (le serf étant attaché à la terre), ou bien comme la tranquilité gagnée, un luxe, un loisir à la manière de Montaigne, ou de Julien Gracq.
Sans jargonner inutilement, clair, ouvert, l'ouvrage laisse entrevoir la complexité et l'enchevêtrement des problématiques issues de la mobilité. Par ailleurs, celle-ci s'avère un analyseur fécond de l'organisation sociale contemporaine. L'interférence des formes d'inégalité, leur sur-détermination (exemple : la mobilité des femmes) demandent des études subtiles. Les médias sont, bien sûr, directement concernés par la mobilité, qu'il s'agisse de la publicité extérieure, du Web, de e-commerce, de transports...

Quel type de mobilité et d'immobilité construit le numérique, quelles solutions apporte-t-il aux inégalités de mobilité ? La livraison à domicile, mobilité nouvelle (drive), ne risque-t-elle pas de contribuer à une nouvelle forme de "grand renfermement" ? Le e-commerce, les MOOC (massive open online course) ou l'e-administration peuvent-ils compenser certaines inégalités d'aménagement du territoire ou bien engendrent-t-ils une nouvelle exclusion ? Et l'on pourrrait mentionner encore les formes numériques du loisir (cinéma à domicile avec VOD et OTT), ou même de la socialisation avec le "choix du conjoint" et la nuptialité (e-dating)... La mobilité numérique est-elle la mobilité des Millenials ?

1 commentaire:

  1. Olympe Meissonnier7 novembre 2015 à 10:31

    Pour le peuple Touareg, emblématique de la culture nomade, la mobilité n'est pas un choix pragmatique mais une esthétique et une éthique de vie. Selon eux, le mouvement est création, source de richesse et d'évolution pour le vivant.
    Après des siècles de sédentarité, qui ont célébré l'acquisition territoriale comme consécration, il semblerait que nous soyons devenus de nouveaux hommes nomades. Le déplacement n'est plus une option, mais un impératif : à l'international, la mondialisation connecte les continents et implique le développement d'un réseau de transport correspondant ; à l'échelle locale, les salariés n'ont jamais été plus dépendants des migrations pendulaires, avec des trajets quotidiens dépassant régulièrement deux heures.

    Effectivement, comme évoqué dans l'article, le numérique n'est pas étranger à cette explosion de la mobilité. Il la provoque, en créant de nouveaux usages (BlaBlaCar et le covoiturage avec des inconnus) et la développe, lorsqu'elle n'exploite pas son plein potentiel (la mobilité urbaine avec Uber). Le numérique est aussi de plus en plus performant dans l'accompagnement des services de mobilité déjà existants : les applications GPS s'adaptent aujourd'hui en temps réel pour proposer le trajet le plus rapide (comme Waze), et concurrencent les dispositifs GPS coûteux et contraignants en mises à jour.
    Par ailleurs, la puissance émergente du Big Data se révèle particulièrement bénéfique aux transports particuliers et collectifs... Grâce à la collecte de données sur les positions des véhicules ainsi que sur les équipements urbains et autoroutiers, les algorithmes sont capables de prescrire des méthodes d'optimisation du trafic. La fin programmée des embouteillages ?

    Enfin, le numérique ne joue pas nécessairement en faveur ou à l'encontre de la mobilité des millenials... De façon générale, il s'applique à faciliter le quotidien et à optimiser le temps disponible. L'administration, la livraison à domicile, le e-commerce, sont effectivement des pratiques qui sédentarisent les utilisateurs... Mais dans le but de gagner du temps mal exploité, pour le consacrer à des tâches à valeur ajoutée ! Il ne faudrait donc pas s'alarmer de voir la mobilité physique se transformer, mais au contraire embrasser les nouvelles opportunités de mobilité au sens large (spatiale, culturelle, intellectuelle) qu'offre le numérique au 21e siècle.

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