Elisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Paris, Editions du Seuil, 2014, 580 p., Bibliographie, Index (des noms propres seulement), arbre généalogique et liste des patients.
Pour la compréhension du travail publicitaire, de la création à la réception, la mise à jour régulière de sa culture psychanalytique est indispensable. Il y avait la biographie de Freud en anglais par Ernest Jones, celle en français de Marthe Robert. Élisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne, publie à son tour une copieuse bibliographie de Freud.
L'intérêt premier de ce texte est sa densité : beaucoup de détails sont mobilisés pour exposer et expliquer le travail et les théories de Freud. Mais il ne s'agit pas que de Freud, il est question aussi de ceux et celles qui ont croisé le travail de Freud, l'ont accompagné, et l'ont lâché aussi. Ainsi, par exemple, on suit l'évolution de C. G. Jung, psychanalyste des premières années, proche et intime de Freud avant la séparation (soupçonné ultérieurement de sympathies nazies). On croise aussi Marie Bonaparte, Joseph Breuer, Ernest Jones, Karl Abraham, Wilhelm Fliess, William Bullitt, Sandor Ferenczi, Melanie Klein, Helene Deutsch, Lou Andrea-Salomé, Otto Rank, notamment. Mais on croise également des écrivains, Thomas Mann, Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, notamment.
L'histoire du monde est sans cesse présente dans les vies personnelles, bousculées par la boucherie de 1914-18, la montée et le triomphe des nazis, de l'antisémitisme. En même temps, l'importance de l'Amérique s'accroît. Comment dans l'analyse démêler la part explicative des dimensions politiques et de l'histoire personnelle ?
Très riche, l'ouvrage est donc complexe : de Freud, il expose l'immense réseau des relations professionnelles, des relations avec les patients et des relations familiales. L'ensemble des interactions permet de mieux situer la vie et l'œuvre de Freud, de rectifier certains clichés et de suggérer de nouvelles pistes de compréhension et d'interprétation. Primordial est ici le doute systématique de l'auteur à l'égard des savoirs déjà accumulés à propos de Freud. On assiste donc à un grand nettoyage de faits et de concepts. Ce doute systématique - qui s'accompagne toujours de sympathie (on le lui reprochera) - donne à concevoir la difficile genèse de l'œuvre scientifique freudienne, les obstacles qu'elle doit franchir, les ruptures indispensables et parfois douloureuses, les hésitations et les bizarreries. Travail méticuleux et fécond, hérissé de détails. Les annexes (index, arbre généalogique, bibliographie, liste des patients) permettront aux lecteurs de s'orienter et d'approfondir leur approche (mais il manque un index des notions).
Il n'est pas questions de médias dans cet ouvrage. C'est dommage, on aurait aimé savoir si Freud écoutait la radio, utilisait les télégrammes, s'il lisait la presse quotidienne, laquelle, ce qu'il pensait du téléphone. On apprend qu'il n'aimait guère le cinéma mais appréciait les romans policiers. On apprend aussi que Karl Kraus, journaliste et contempteur fameux de la presse, se moquait de la psychanalyse et du statut people de Freud à Vienne. Mais Freud lisait-il Die Fackel, le journal de cet "anti-journaliste" ?
Catalogue de l'exposition, 230 p., 45 € |
Freud se révèle un homme du XIXe siècle et d'abord un habitant de la "Vienne fin de siècle", selon le titre du livre de Carl E. Schorske qui mêle, dans un méme ouvrage Freud et Gustav Klimt. L'exposition à la Pinacothèque de Paris "Au temps de Klimt. La Sécession à Vienne" (premier semestre 2015) illustre cette atmosphère viennoise, terreau de la psychanalyse. On pourra aussi se rapporter au livre aussi de Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Epoque (Paris, Albin Michel, 2013, 358 p. Bibliogr., Index. L'ouvrage comporte d'ailleurs un chapitre sur Freud et un autre sur Karl Kraus).
Freud confiait qu'il n'aimait pas le monde moderne, qu'il n'aimait guère les États-Unis. Son monde, c'est plutôt l'Italie, l'Angleterre ; son imaginaire, c'était le monde des mythologies gréco-latines, de l'Egypte des pharaons, de Moïse, celui du Faust de Goethe. Classique, Herr Professor !
La psychanalyse, après Freud, investira le monde de la communication avec Edward Bernays, un viennois parent de Freud, "inventeur" des relations publiques et le monde de la publicité avec Ernst Dichter (1907-1991), viennois aussi, exilé aux Etats-Unis, inventeur des études de motivation, auteur de The Psychology of Everyday Living (1947) et de The Strategy of Desire (1960) dont on dit qu'il a inspiré la série "Mad Men" (cf. Laura Massey, The Birth of Mad Men: Ernest Dichter, Psychoanalysis and Consumerism).
Des critiques éminents ont trouvé des biais méthodologiques et des partis-pris dans cette biographie (cf. , par exemple, Nathalie Jaudel, "Freud a échappé à Elisabeth Roudinesco")... Inévitable, et rectifiable. Voici, malgré tout, une biographie intellectuelle dépoussierée, agréable et utile. En attendant la prochaine...