Bernard Cerquiglini, La genèse de l'orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2004, 180 p. Bibliogr., Index.
Un post sur un magazine consacré à l'orthographe m'a valu des remarques : l'orthographe, c'en est fini avec le numérique, et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec les médias. Or il semble bien que pour partie l'orthographe est un produit des médias imprimés. Revenons à un livre publié il y a quelques années par un linguiste (philologue) sur l'histoire de l'orthographe française. Replaçant le débat orthographique dans une perspective large et dans la longue durée, il prend en compte l'évolution des technologies de l'écriture, le passage du manuscrit des scribes à l'imprimerie.
Cet ouvrage fort savant, précisément documenté est remarquable de clarté ; de plus, il est écrit avec beaucoup d'humour.
Pour l'auteur, l'orthographe est phénomène visuel car "l'écriture est une technologie de l'information" (p. 36). "L'écriture présente à la vue des formes que l'oeil doit reconnaître ; elle doit être parfaitement lisible"." (p. 34). Logiquement, l'orthographe n'a pas les mêmes exigences visuelles pour le manuscrit et pour le texte typographié. L'intention et l'exigence de lisibilité expliquent en partie l'étymologisation (orthographe qui renvoie au latin). "La graphie est la forme permanente de la langue, offerte à la contemplation... elle porte en elle une esthétique, qui opacifie le lien à la parole". Belle démonstration à propos de l's que l'on ne prononce plus et qui laisse la place progressivement à l'accent circonflexe (l'anglais a gardé cette s héritée du français : île / isle, tempête / tempest, etc.). L'accent circonflexe sera accepté par l'Académie dès 1740. A partir de la Renaissance et de la généralisation de l'imprimerie, l'orthographe relève de la typographie et donc du métier des imprimeurs qui définissent les normes de lisibilité.
La normalisation de l'orthographe actuelle est donc en grande partie issue du travail des imprimeurs, ce qui a fait dire à une spécialiste, Nina Catach, que l'orthographe était une "orthotypographie". Aux imprimeurs, on doit notamment les accents, importés du grec, langue de référence des Humanistes : "la réforme, toujours, sera du côté des machines" affirme Bernard Cerquiglini. Les imprimeurs contribuent à la lisibilité du français, à l'esthétique de l'alphabet et de la page (les lettres s'inscrivent dans un carré selon les diagonales, modèles établis par Dürer et Leonard de Vinci), à la ponctuation. Sans doute serait-il fécond de confronter ces observations avec l'écriture du chinois et à son évolution.
Les imprimeurs créent des "habitudes oculaires", ils contribuent à la linéarisation de notre culture, à la formation de notre "vision du monde", comme l'a montré Panofsky (habitus visuel), à son alphabétisation ("abcedmindedness", diront Joyce puis M. McLuhan). La logique visuelle du corps lecteur l'emporte ainsi sur l'envie toute théorique de calquer l'écrit sur l'oral, le besoin de stabilité pour former les habitudes perceptives (pédagogie, standardisation) l'emporte sur la variabilité de l'oral et la parole : la phonocentrisme est un contre-sens médiatique.
A leur tour, les "machines" du numérique ne manqueront pas d'affecter l'orthographe et la culture visuelle qu'elle inculque.
Références
- Nina Catach, L'Orthographe française à l'époque de la Renaissance : Auteurs, imprimeurs, ateliers d'imprimerie, Genève, Droz, 1968, 495 p.
- Bernard Cerquiglini, L'accent du souvenir, Paris, 1995, Editions de Minuit, Bibliogr., 167 p.
- Constantin Milsky, Préparation de la réforme de l'écriture en République populaire de Chine - 1949-1954, Editions Mouton & Co, Paris, 1974, 506 p, Bibliogr.
- Orthographe : de la dictée aux moteurs de recherche