dimanche 24 juin 2012

D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans

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Thomas Hunkeller, Marc-Henry Soulet, et al., Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, MétisPresses, Genève, 2012,  215 p. 25 €

Les livres d'Annie Ernaux défient les classements auxquels se complaisent vainement le marketing de l'édition et celui des didactiques universitaires : auto-biographie, roman, sociologie, littérature, ethnologie, fiction, auto-fiction, etc. Une fois débarrassé du marquage des territoires, ce à quoi s'emploie l'introduction, le travail d'analyse et d'explication commence. Fruit d'un colloque réuni à l'Université suisse de Fribourg, l'ouvrage réunit onze contributions couronnées d'un entretien avec Annie Ernaux. Chaque contribution comprend une bibliographie. La mise en page donne à l'ouvrage une belle lisibilité ; on regrettera toutefois l'absence d'un index transversal des noms et des notions.
L'objectif commun de ces contributions est de saisir la manière dont Annie Ernaux, "ethnologue d'elle-même", "écrit sa vie", rend compte de sa réalité pour faire oeuvre d'universel, "sa" jalousie devenant "la" jalousie... Ces réflexions sur l'écriture mobilisent différents outillages conceptuels, relevant de la sociologie, de la critique littéraire ou de la psychanalyse sociale, pour dégager le métier d'écrire qui les transcende tous. Un éclairage linguistique aurait sans doute enrichi cette palette. Quand on a fini de lire ces textes, précisément documentés, on a envie de lire ou de relire Annie Ernaux (cf. infra, l'édition en Quarto, Gallimard, avec divers romans et textes, des extraits du journal intime et des photos).

Pour comparer, situer l'oeuvre, les auteurs évoquent Proust, le travail de la mémoire et la perception des classements sociaux. La relation d'Annie Ernaux à l'oeuvre de Bourdieu est étudiée. Mais on confronterait avec profit l'approche d'Annie Ernaux avec celle d'Aurélie Filippetti dans Les derniers jours de la classe ouvrière. Le roman d'Aurélie Filippetti est moins directement autobiographique, moins intime, en apparence... Le monde des mineurs de fond est aux antipodes du monde du petit commerce et de l'artisanat. La mine n'autorise aucune illusion quant à la lutte des classes. La violence, avant d'être symbolique, y est extrême et constante (fatigue, maladie, mort inscrite dans le corps comme un compte à rebours, dangerosité). "Enfer-les-mines" (Louis Aragon, 1940). La solution était collective, politique : "le Parti", le syndicat, la grève...
Editions Stock, 2003, 192 p.

Distantes, ces deux vies ont en commun toutefois l'expérience de changements sociaux drastiques et le salut individuel par la réussite scolaire. Celle-ci suppose de mettre de côté (refouler ?) la culture première, les manières de parler (les accents, les mots et les adages quotidiens), les références populaires aux médias (chansons, slogans publicitaires, émissions de radio, etc.).
La réussite sociale suppose davantage encore, un redressement généralisé et raisonné, long, immense, des goûts, des dégoûts, des stratégies matrimoniales, des manières de table, des stratégies d'accumulation de capital social, des habitudes, des techniques du corps, etc.

Annie Ernaux comme Aurélie Filipetti font parler les "classes parlées", font entendre ce que l'on n'entend pas si l'on n'en est pas (femmes, enfants, ouvriers, épiciers, adolescentes, émigrées...). La domination est racontée par deux rescapées, intellectuelles mais "filles du peuple". Est-ce trahir sa classe, sa famille d'origine que d'exposer ce que c'est que d'avoir un jour "honte de sa culture" ? Le père d'Aurélie Filippetti, lucide, fort de son expérience de militant politique et de la lutte des classes, exprime cette situation cruelle : "qu'est-ce que ça veut dire, ça veut dire qu'on est devenu comme eux, tu sais, ça veut dire qu'on a renoncé, qu'ils ont gagné, tu comprends, si on y arrive, c'est encore eux qui gagnent, c'est encore eux qui auront gagné, on est devenu comme eux, tu vois, parce que nous, ils nous veulent pas, des gens comme nous". Sans doute, l'auteur entend-elle souvent cette voix paternelle.

Raconter la domination vécue dans ses formes diverses suppose d'y avoir échappé, au moins partiellement. Paradoxe. Comment faire partager l'analyse de la domination sociale, culturelle ? Enquêter ? C'était l'ambition journalistique du premier Libé, celui de Sartre (1973), de porte-parole espérant que le peuple prendrait la parole lui-même ("Peuple, prends la parole et garde la").
S'obliger à vivre le monde de l'usine pour le raconter ? C'était l'ambition des "établis" (Simone Weil, Robert Linhardt), "spectateurs engagés". Reste la littérature selon Annie Ernaux : "Se mettre en gage pour dire le monde". C'est s'attaquer à un difficile défi de création qui est celui de tout média, information, séries télévisées ou cinéma, chansons, documentaires : dire ce que l'on ne connaît pas, ou, au mieux, que l'on ne connaît plus et que l'on a trahi.
1087 pages, 2011, 25,4 €
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dimanche 17 juin 2012

Le mentir vrai des photographies


L'œil du Troisième Reich
La photo n'a pas fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par son incorporation à la téléphonie, la photographie est désormais une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde la faveur des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir. Peut-on isoler, séparer le talent photographique des fonctions de la photographie ?

1. Walter Frentz, Das Auge des dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf, 2007, Berlin, 256 p.

Sentiment de malaise à l'ouverture de cet ouvrage collectif présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. On aurait préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le quotidien Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte. Idolâtrie !

L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Adolf Hitler, donc à l'un des principaux metteurs en image du pouvoir national-socialiste, l'un des orchestrateurs-arrangeurs de son acceptabilité.
Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil de Hitler". Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de concentration de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer leur réussite pour la propagande, dont témoignent bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation du gouvernement français... Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà, la peoplisation à l'oeuvre, l'empathie comme facteur d'acceptabilité. Présenter un personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.

Après la guerre, Walter Frentz ne sera pas longtemps inquièté, il saura faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !

Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à la dénonciation de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrète du fonctionnement concrèt de la fabrication du consensus. 
La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres, en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages, faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people" et qui dissimule et voudrait faire oublier la violence.

N.B. Voir aussi la recension de Mein Kampf par George Orwell, en mars 1940 (ici)

2. L'enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Editions du Seuil, 268 p.

Le second livre est publié en France par Frédéric Rousseau ; il est consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). Cette photo est extraite d'un photo-reportage politique, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, SS consciencieux et fier de son travail, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.

3. Quand les images prennent position; l'œil de l'histoire

Enfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Bertold Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel").
La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.

Voir aussi, Ecorces, sur une déambulation de l'auteur dans Auschwitz-Birkenau en 2011.  (Paris, Les Editions de Minuit, 2011, 74 p.).

vendredi 15 juin 2012

Désordres numériques : psychopathologies de la vie médiatique quotidienne

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Larry Rosen, iDisorder. Understanding our obsession with technology and overcoming its hold on us, Palgrave Mcmillan, 256 p., Index, 16,5 $ (11,99 $ en version électronique),

L'auteur exploite un filon connu et riche : les technologies numériques menacent notre santé mentale. Que faire ? Diagnostic, étiologie, remèdes. C'est un livre de conseils qui expose les manières d'échapper aux psychopathologies développées par les médias numériques. Que de désordres ("psychiatric disorders") nous menacent, la liste est effrayante : addiction, obsessions, schizophrénie, hallucinations, phobie sociale, narcissisme, autisme,  dépression, voyeurisme, compulsion, "attention-deficit hyperactivity disorder" (ADHD), hypochondrie, et j'en passe. L'auteur qui a déjà écrit contre le "technostress",  prétend aider à vivre mieux avec les technologies de communication, indique les précautions à prendre pour ne pas tomber malade des technologies numériques. Une sorte de prophylaxie mentale.
Drogués à la technologie ("Getting high on technology"), accrocs aux réseaux sociaux, au portable, adeptes du multiscreentaskingles utilisateurs doivent être soignés d'urgence et mis à la diète technologique. Il y a du Molière dans ces médecins du désordre médiatique : "Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare" !
L'ouvrage prend, un à un, les "désordres" nés des médias numériques, mobilise des statistiques et des avis de spécialistes, psychologues, neurologues, etc. Invitation à l'auto-analyse : "My job is to help you recognize the signs and symptoms of your own iDisorder and take simple, straightforward steps toward controlling your world before it controls you".

Les cas évoqués sont parfois drôles tant ils sont extrêmes : assurément, certains tableaux cliniques sont navrants. Toutefois, parmi les comportements dénoncés, nombreux relèvent du bon sens, de la politesse et du savoir-vivre élémentaire ; ceux qui téléphonent dans les lieux publics et tonitruent à la cantonade la pauvreté de leur vie et de leur vocabulaire, ceux qui consultent leur courrier à table ou au lit, ceux qui envoient des textos en voiture... Goujaterie courante, parfois criminelle.

Pour trouver sa pertinence, cet ouvrage doit être retourné : les symptômes qu'il épingle devraient renvoyer aux "malaises" dans notre civilisation, et pas à la technologie. Les technologies ne sont jamais pathogènes en soi ; en revanche, des situations de misère personelle, matérielle ou psychologique, peuvent conduire à des usages ridicules et parfois dangereux de ces technologies, usages qui sont comme des "actes manqués". Tous les médias ont été accusés, à toutes les époques, de rendre malade : les romans (Madame Bovary sera interdit à la vente dans les gares), le cinéma, la presse, les romans-photos, la radio, les jeux vidéo, la télévision, etc. Internet ne déroge pas et l'on n'a pas manqué, déjà, de dénoncer Google qui rendrait stupide, les réseaux sociaux qui empêcheraient le travail scolaire, le smartphone, les écrans... Et ce n'est pas tout : il y a aussi la cyberchondria, anxiété provoquée par la consultation de sites médicaux, et bien d'autres telle cette explication génétique trouvée récemment à l'addiction à Internet...

Cette littérature demanderait elle-même un diagnostic : il y a un marché pour ces lamentations de maîtres-penseurs, souvent condescendantes et moralisatrices. Cette médicalisation trahit une volonté tacite d'évacuer de l'étiologie toute cause économique et sociale, donc politique, et de faire d'une misère de la vise sociale une "maladie de la volonté", comme l'on disait au début du XXe siècle (T. Ribot, 1909). On pourrait d'ailleurs rappeler le mot de Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues : "Nerveux. Se dit à chaque fois qu'on ne comprend rien à une maladie, cette explication satisfait l'auditeur."
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samedi 9 juin 2012

Lire Lévi-Strauss en Pléiade

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Claude Lévi-Strauss est entré en Pléiade (Gallimard). Les moins techniques de ses textes y sont réunis dans un volume de 2 063 pages, avec ilustrations, notes et index (ces textes sont également accessibles séparément au format de poche).
Ethnologue, anthropologue, philosophe, Claude Lévi-Strauss est aussi, comme Buffon, Freud ou Marx, de ces savants qui furent des écrivains. Mais nous avons bien d'autres raisons de lire Lévi-Strauss. Surtout si l’on est au métier des médias, du marketing et de la publicité. 

Méditation métaphysique et politique
Elle prend la forme de notations tendres et sceptiques, d'avertissements résignés mais radicaux. A propos de l'uniformisation, par exemple, vers laquelle converge aveuglément la gestion triomphale des médias, méditer la fin pessimiste de Tristes tropiques : « Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur» ... (p. 444), qui rappelle "l'humanité réduite au monologue" que fustigea Aimé Césaire. Ou encore, l'intuition de la communication écrite que l'on voudrait tant croire libératrice et qui semble aussi au service "des dominations" (p. 293). Cette lumière désenchantée, jetée, comme en passant, sur les fondements des médias, comment éclaire-t-elle Internet, l'information mondialisée, la numérisation des produits culturels ?

Hygiène méthodologique
Alors que fleurissent des études média se réclamant de l’ethnologie, il faut revenir aux textes fondateurs, et professionnels. Bien sûr, on en rêve tous d’une ethnographie du portable chez les adolescents, de la télévision en famille, des comportements dans les points de vente… A (re)lire Lévis-Strauss, on percevra toutefois ce qu’il faudrait de patience, de temps, de sens de l’observation et de connivence pour étudier de telles situations sans les altérer. A quelles conditions serait possible une ethnographie des médias ? Reprenons ces trois exemples.
  • Pour le premier cas, il faudrait d'abord un ethnographe adolescent. Un adulte observant les ados ? Absurde. Il ne saisira, au mieux, que le comportement d’adolescents observant un chargé d’études prétendant les observer.
  • S’installer dans une famille pour l’observer regardant une émission de prime time ? Certains prétendent le faire. Il faudrait le talent de Coluche pour l'évoquer sérieusement : « C’est un mec, y vient chez toi. Bonsoir tout le monde. Faîtes comme chez vous, continuez ... Le petit carnet ? C'est pour prendre des notes. J'peux prendre des photos ? Me regardez pas, faîtes comme d’habitude, comme si j’étais pas là… ». On oubliera.
  • Publié dans Les Unes (Ed. de La Martinière, 2010)
  • L’ethnographie du point de vente ? Travailler comme employé, restocker les linéaires, tenir une caisse… Ecouter, noter, apprendre… Sans doute, mais il y faudrait des mois et des mois. "S’établir", comme, en 1968, le prônaient Robert Linhart et ses copains (cf. L'établi). Encore manquerait-il la discussion avec le chaland informateur : pour quoi achetez-vous cette boîte de céréales et pas celle-ci, en admettant qu'il/elle le sache ?
Règle première : l’ethnographe doit être invisible à ceux qu'il observe, paradoxe de l’observation participante. Restent l'introspection sociologisante, les histoires de vie (cf. The Uses of Literacy, de Richard Hoggart), l'infiltration à la Günter Wallraff.
Avant de prétendre au métier d’ethnographe, lire Lévi-Strauss.

Des angles de lecture technique pour aiguilllonner l'étude des médias et de la publicité
Par exemple. La réflexion sur les mécanismes classificatoires et les termes dont usent les langues dans leurs taxonomies : nous voici au cœur des moteurs de recherche. Le totémisme aujourd’hui, et surtout La pensée sauvage devraient être des manuels lorsque l’on classe et organise pour les vendre, qui des objets (catalogues), qui des comportements et des mots à fin de médiaplanning. Suivre l’ethnologue travaillant sur les noms communs, les noms propres, les syntagmes, évaluant les "quanta de signification". Dans Regarder Ecouter Lire, suivre l’analyse du montage et de la logique d’agrégation qui opèrent dans les œuvres d’art …qui aideront à comprendre la structuration des contenus média. Dans La Potière jalouse, les réflexions sur la définition des mots où s'applique l'analyse de la pensée mythique. Dans La Pensée sauvage, la fameuse apologie du bricolage et du mythe comme morceaux de code assemblés.
Et partout, à chaque page, l’invitation en acte à la modestie, à la prise en compte scrupuleuse de tous les faits. Bricolage et braconnage théoriques au seuil de la philosophie, de la poésie, sans jamais s'y laisser aller. Une œuvre où il fait bon se perdre pour se retrouver.
A sa mort, Libération lui accorda une pleine page, à juste titre : "Le siècle Lévi-Strauss" (4 novembre 2009).
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Les mots-clés de la vie d'une femme

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Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 p. folio, 6,95 €, 253 p. texte inclus dans le volume intitulé Ecrire la vie. Cf. D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans.

Voici un livre difficile à classer, tant s’y enchevêtrent de techniques que tant de talent conjugue et dissimule. Sociologie, ethnographie, biographie, histoire contemporaine. Il y a de tout cela dans ce roman sans fiction, sans intrigue, sans les fils prétextes qui d’habitude cousent de fil blanc des vies illustres. Reste le quotidien dans un petit bout d’Europe ordinaire : les hypers, les repas de fête, Alzheimer, les vacances, les enfants, le RER, le boulot, le cancer, le collège, les images et les mots plutôt que les choses. "Mots" plus populaires que ce ceux de l'enfance bourgeoise de Sartre. Mots de femme, aussi.
Couverture de l'édition en Livre de Poche
avec une 2CV Citroën en arrière plan

Le thème conducteur de cette vie racontée par Annie Ernaux, sa vie, ce sont les images et surtout les mots. Annie Ernaux les épingle comme des étiquettes aux moments de la vie, mots clés, « tags » collés à des situations, metadata. Saussure évoquait le « trésor mental de la langue que chacun a en lui » : Annie Ernaux livre le sien, riche des « milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde … » (p. 15). Surtout, elle décrit, non pas « le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit » (p. 19), achevé, mais sa genèse dynamique continuée au cours des années « palimpsestes », chacune grattant la précédente pour y inscrire ses propres mots, ses faits, ses gestes, et s’y confondre.

Ce dictionnaire virtuel dont l’auteur, en philologue, dévoile l’acquisition, s’emplit simultanément de marques commerciales, de citations, d’exemples de grammaire, de mots savants, de mots d’école, de paroles de chansons, de slogans publicitaires, d’histoires « drôles »… Titres de films, récits familiaux, récitations, cantiques… Mots hérités de la famille, de la mère, du père, des enfants aussi avec qui l’on fait « provision de mots » nouveaux et de leur mode d’emploi (p. 190). Langue propre aux classements, involontaire. Entr’aperçue par les sociolinguistes (W. Labov, B. Bernstein), cette génèse de la langue échappe pour l'instant à l’enquête savante, aux moteurs de recherche, à l'intelligence artificielle, pas à l’écrivain. "Paroles transmises de génération en génération, absentes des journaux et des livres, ignorées de l'école..." (Journal du dehors, p. 529).

Le temps qui passe, rêves et désenchantements, est rendu en mots et en images par les médias, la publicité, les slogans, les emballages. « Ambiant advertising », fond invisible, omniprésent où se forment les idées. Décors pluri-média des cycles de vie intérieure, de la mémoire, chansons, émissions de radio, de télévision, magazines, films, affiches. Et l’auteur, observatrice impitoyable et tendre, se demande comment tout cela s’entretisse avec les trames de la vie, de sa vie. Ainsi s’esquisse une introuvable sociologie de la réception des médias, alors que toute notre connaissance s’épuise dans l’analyse interminable de ce qui est émis ou dans une statistique fumeuse des contacts. Médias vécus, incorporés, inculqués, mot à mot. Affinités, profils. On l’aura noté, la littérature rend souvent mieux compte d'une époque que les journalistes ou les sciences de l'homme.
Mais c’est un roman, du plaisir donc ! La vie, l’amour et les mots d’une femme, de la petite fille à la grand-mère. Un singulier tressé d’universel.


N.B. A rapprocher de l'œuvre d'Elisabeth Hardwick et, notamment, de Sleepless Nights (1979) que les médias structurent toutefois moins clairement. Cf. Le remarquable compte-rendu, par Joan Didion, de Sleepless Nights dans The New York Times, "Meditation on a Life", April 29, 1979.
Pour Annie Ernaux comme pour Elisabeth Hardwick, vaut la phrase programmatique de Chateaubriand que cite Lévi-Strauss au début de Tristes Tropiques : "Chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger".
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jeudi 7 juin 2012

L'écrit, l'oral et le numérique

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Greta Komu-Thilloy, Anne Réach-Ngô, L'Ecrit à l'épreuve des médias du Moyen Age à l'ère électronique, Paris, Classiques Garnier, 2012, 514 p. Index, 48 €

Ensemble de 24 contributions confrontant l'écrit aux médias. Expériences diverses, de diverses époques, le récent étant souvent confronté à l'ancien pour qu'émergent les propriétés peu visibles. L'ensemble fait voir la complexité et la variété des expériences de l'écrit que le numérique stimule et parfois met à jour, révèle.
A titre d'illustration, voici évoquées quatre de ces contributions.
  • "Les petits riens du quotidien". Les documents écrits sur écorces de bouleaux (beresta ou gramota) échangés en Russie (Novgorod) du XIe au XVe siècle. L'auteur, Marion Appfel, les rapproche des SMS : brièveté, oralité transportant indifféremment des messages de gestion et des messages de sentiments, "du phatique à l'émotionnel".
  • "Le traficotage des textes"et "la markétisation de la littérature". Olivier Bessard-Banquy traite du marketing littéraire, c'est à dire du retravail d'un texte d'auteur chez l'éditeur pour l'adapter à la cible : le "grand public" littéraire (femme, citadine, CSP+) et sa presse. Points culminants de cette markétisation : Paul-Loup Sulitzer et Harlequin. Standardisation, calibrage, travail de nègres. Contre cet appauvrissement, il y a pour les auteurs et les lecteurs la solution des petites maisons d'édition et les publications sur le Web. Le Web peut se constituer un espace de liberté littéraire. Mais l'auteur veut y ajouter des éditeurs pour sélectionner, affirmant un postulat : "pas d'édition sans éditeurs". Ah!
  • "François Mauriac à l'ère du numérique". Caroline Casseville évoque la publication sur le Web des textes journalistiques de François Mauriac. Comment distinguer journalisme et littérature ? Question préalable que suivent des questions qui font voir ce qu'est la matérialité d'un média : faut-il publier l'article comme une photocopie de la publication originale ? Quel travail d'annotation faut-il effectuer, jusqu'où faut-il aller dans le détail pour rendre lisible aux lecteurs éloignés (de l'époque) ce qui allait de soi pour les lecteurs de la publication originale ? Réflexion féconde sur deux genres dont le voisinage aux XIXe et XXe siècle a donné ses propriétés à l'un et à l'autre (cf. Baudelaire, Zola, Camus, Sartre...). 
  • "Face à l'écran : l'écriture en représentation". Jacques A. Gilbert suit l'écriture dans ses différentes technologies, manuelle, à la machine, avec l'ordinateur. Il pose des questions essentielles sur la relation du corps à toutes ces machines pour écrire (ordinateur, tablettes, smartphone, dictaphones), et les outils qui les ont précédées.
C'est un livre stimulant sur la transition de l'analogique au numérique, un livre qu'il faudra enrichir, reprendre, corriger car on perçoit que les auteurs connaissent mieux les oeuvres de papier que les oeuvres numériques. Le principe même de la confrontation et de l'accumulation d'expériences médiatiques diverses, qui fonctionne comme une variation éidétique, permet de mieux percevoir et approcher l'essence des médias.
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