mercredi 29 décembre 2010

Faits divers en trois lignes : Twitter en 1906

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Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, Editions cent pages Cosaques, 2009 (non paginé)

C'était avant Twitter.
Fénéon, ancien employé au ministère de la guerre (1881-1894), soupçonné d'attentat anarchiste, rédige en 1906, pour un quotidien national, Le Matin, des faits divers en trois lignes. Fénéon est libertaire, dreyfusard ; il dénonce le colonialisme, le militarisme, l'église... Il sera critique d'art, aux admirations admirables (Rimbaud, les Impressionnistes, Mallarmé, Apollinaire, Jarry, Valéry, Matisse, Proust...) et il dirigera La Revue Blanche à laquelle il fit collaborer Debussy et Gide. Il traduisit un roman de Jane Austen et, surtout, car il était passionné de peinture, vendit des tableaux dans des galeries.

Pris un à un, ces petits textes (1210) produisent un effet bizarre qui les apparente à certains énoncés dada ou surréalistes. Juxtaposés, publiés bout à bout, à raison de trois par page, ils donnent aujourd'hui, sous des dehors d'actualité aléatoire, une image cocasse, anarchique du monde, tendre et tragique. Effets de montage, effets de brièveté...

Extraits :
  • "Tombant de l'échafaudage en même temps que le maçon Dury de Marseille, une pierre lui broya le crâne".
  • "Dormir en wagon fut mortel à M. Emile Moutin de Marseille. Il était appuyé contre la portière ; elle s'ouvrit, il tomba".
  • "Radieux : "j'aurais pu avoir plus!", s'est écrié l'assassin Lebret condamné à Rouen aux travaux forcés à perpétuité".
Le format s'y prêtant, quelqu'un a eu l'idée de publier ces faits divers traduits en anglais, à raison d'un par jour, sur Twitter où ils retrouvent leur rythme d'origine : http://twitter.com/#!/novelsin3lines

Ces textes, que publia un grand quotidien national (Le Temps, dont héritera Le Monde), invitent à penser la catégorie journalistique de "fait divers", de "quotidien", par opposition à "l'événement" : "fait divers" pour les uns, "événement" pour les autres ? En vrac :
  • Le fait divers est l'opposé du "pseudo-event", plus ou moins people, construit par et pour les médias (cf. Daniel J. Boorstin). 
  • Il s'agit de "nouvelle", au double sens du terme : le fait divers annonce quelque chose de nouveau, de vrai, d'imprévu et raconte brièvement une histoire dramatique, lue en une seule fois. 
  • Il n'y a que la presse régionale pour couvrir régulièrement les "faits divers", rendre compte des faits de la vie ordinaire, inclassables (divers) dans les catégories courantes. 
  • Le fait divers, au plan de la notoriété, appartient à la longue traîne des événements
  • Libération, du temps de Sartre, mit le fait divers au coeur du journalisme.
  • Twitter pourrait être un outil formidable de traitement des faits divers.

Sur Félix Fénéon :
Wikipedia et l'article de kairos dans Mediapart, "Le très curieux Félix Fénéon ou trois lignes d'anarchie dans les belles-lettres", 23 janvier 2010.
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lundi 27 décembre 2010

Medias au Maghreb

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Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire, N°62-2010, "Médias au Maghreb et en milieu migratoire", Presse Universitaire du Mirail, Toulouse. 200 p., 22,5 €

Les travaux réunis dans ce numéro abordent principalement les aspects législatifs et réglementaires des médias, l'évolution du journalisme et la réception des médias audio-visuels (TV, radio, Web) dans différents contextes sociaux. A travers ces thèmes court la lancinante question de la liberté des médias et de sa répression par les Etats.
Un "cahier couleur" avec des reproductions d'oeuvres de Ursula Schmidt est consacré à la Mauritanie avec des tableaux montrant des paysages avec paraboles (cf. infra, couverture de la revue).
A la lecture de ces travaux, plusieurs questions émergent.
  • Commençons par un manque : un bilan systématique de l'offre télévisuelle aurait été bienvenu. Qui paie toute cette télévision, toutes ces chaînes diffusées par les satellites (Etats, annonceurs, partis, etc.) ? D'où viennent les programmes diffusés ? Les Etats du Golfe, fréquemment évoqués, apparaissent comme des acteurs déterminants de l'économie des médias consommés par les populations maghrébines (cf. le travail de Mohammed El Oifi, sur la "sociologie des journalistes maghrébins dans le Golfe"). Peut-on traiter des usages des médias sans un cadrage économique minimum ? Quid, par exemple, des participations croisées de News Corp. (Murdoch) et du prince saoudien Al-Walid ?
  • La dimension quantitative des consommations est absente, faute d'une mesure continue des audiences issue du marketing des mass-médias publicitaires. A la différence des médias commerciaux, les médias financés par les Etats (impôt) ne se soucient pas des consommations média : les médias commerciaux doivent vendre leur audience aux annonceurs, les médias d'Etat achètent leur audience.
  • Les travaux de type qualitatif ne comblent pas le déficit quantitatif. Et les intuitions qu'ils dégagent ne peuvent être pondérées faute d'outils de calages (évolution des équipements, de la réception, etc.). Les enquêtes quali sont, ici comme ailleurs, difficiles à mener : elles exigent de l'enquêté qu'il ou elle prenne du recul par rapport à sa pratique. De plus, les situations sociales et politiques dans lesquelles s'effectuent ces enquêtes ne peuvent qu'agraver les risques de biais et de conformisme.
    • Le travail de Kaddour Kendzi sur la place occupée par la télévision dans la vie des habitants des ksour (Sud-Ouest algérien) dégage les enjeux de la télévision comme facteur d'occidentalisation et la volonté de maintenir la socialisation traditionnelle (avec la télévision "on est là et on n'est pas là" ; "notre corps est là mais notre esprit est aileurs, dans les sphères de l'occident" énonce un enquêté, "jeune instituteur", pour décrire l'expérience télévisuelle (p. 38). 
    • Les entretiens conduits avec des "Algériens de Nancy" à propos de leur consommation de télévision (article de Souâd Touhami) montrent que l'offre variée de médias télévisuels se traduit par des stratégies de consommation diversifiées qu'accompagnent aussi divers types de discours de rationalisation. 
    • Agnès Levallois décrit les péripéties du lancement par France 24 d'une rédaction en arabe ; elle révèle les difficultés de l'internationalisation d'une antenne : questions de langues, de compétences journalistiques et de budget. Cette étude de cas privilégiée (l'auteur a dirigé ce lancement) révèle un concentré des difficultés de tout téléspectateur qui gère une consommation audio-visuelle pluri-culturelle : quels ingrédients mélanger pour personnaliser une consommation avec cette diversité de provenances, de centres d'intérêt, de langues. 

Quels changements en termes de connaissances des médias peut-on attendre de la multiplication des équipements de réception (antennes satellites) et de production / diffusion (ordinateurs, téléphonie mobile), de l'accroissmeent de l'offre média (télévision, Web) ?
  • Là où elle existe, comme en France, la mesure continue de l'audience des chaînes de télévision prend mal ou pas du tout en compte les chaînes en langues étrangères. Et il en sera ainsi tant que l'on travaillera à partir de panels, qui, par construction (contrainte économique), ne peuvent représenter que les populations, les médias et les pratiques majoritaires. 
  • En revanche, tout ce qui est transmis en numérique est plus aisément appréhendable grâce aux webanalytics qui permettent d'observer les comportements des internautes sur tous les sites, sans condition d'effectifs. A terme, des dispositifs de télévision connectée devraient faciliter la connaissance des comportements de consommation de la télévision et du Web arabophones ou berbérophones.
Ce numéro, dont nous ne mentionnons ici que quelques unes des contributions, met en évidence la difficulté de parler des médias des Maghrébins, qu'ils habitent au Maghreb ou qu'ils aient émigré (France, Canada). Ce numéro remplit son rôle en marquant les territoires, immenses, à défricher.
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