Pierre Vesperini,
Lucrèce. Archéologie d'un classique européen, Paris, Fayard, 414p., Bibliogr, Index, 24€
Voici un grand livre sur un philosophe classique, écrit par un Professeur que l'on ne saurait concevoir plus classique (et normalien) mais aussi formidablement moderne. Tout d'abord, l'ouvrage multiplie les exemples, les références grecques et latines (dans la langue d'origine, surtout en notes).
Surtout, le livre est bien organisé, pédagogiquement. Tout d'abord, la Grèce vue de Rome : l'otium graecum pour Rome qui se perçoit comme "ciuitas erudita", ville savante (selon Ciceron). Puis viennent plusieurs chapitres dont l'un est consacrés au commanditaire du De Natura Rerum, Memmius, dont Lucrèce, poeta, est un "client".
"Lucrèce est périégète" (guide, qui décrit, raconte son voyage), déclare Pierre Vesperini qui souligne que l'ordre des thèmes abordés obéit à une logique selon laquelle chaque chose (res) évoquée fonctionne comme un prétexte (du grec πρόφασις prophasis, en latin, locus) qui provoque d'autres discours, qui, à leur tour, provoquent d'autres discours, et ainsi de suite (p.153). L'illustration, qui vaut démonstration, suit. Ce tissage des choses, leurs connections suivent des listes, des sous-listes non systématiques (on est dans le règne de "apesanteur taxinomique" !, p.170). L'auteur aussi parle du vertige qui peut saisir le lecteur, ou l'auditeur, à suivre "le dédale infini des bibliothèques mentales" que peut faire défiler cette pratique. Tout s'éclaire, et l'on comprend dès lors l'organisation du discours de Lucrèce...
"Lucrèce, quand il écrit, écrit pour l'oreille" (p.102) ; de plus, la lecture à Rome concernait seulement les passages les plus connus qui étaient d'ailleurs aussi, souvent, des passages enseignés par les "grammatici". "On lisait par extraits", affirme Pierre Vesperini (p.178), cette "lecture découpée" renvoyant à la pratique des " conversations lettrées". Et la conclusion s'impose : "Le De natura rerum n'était donc ni désordonné ni incohérent ; ses principes d'ordre et de cohérence n'étaient simplement pas les nôtres" (p. 181).
Pour teriner, les chapitres X à XVI du livre sont consacrés à la postérité de l'oeuvre de Lucrèce jusqu'aux Lumières, puis bien au-delà, avec Henri Bergson (qui produit un petit manuel de lecture de Lucrèce) et même Bertolt Brecht qui l'a emporté en exil.
Chemin faisant, Pierre Vesperini émet des hypothèses qui débordent largement son objet d'études. Ainsi de l'hypothèse de l'opposition entre culture populaire et culture savante, opposition qui serait née des sociétés bourgeoises. Voilà qui demanderait (dans un autre ouvrage ?) d'amples démonstrations.
Au total, l'ensemble compte 291 pages de texte sur 412 pages. Donc, 30 % de l'ouvrage sont consacrés aux annexes : les notes, la bibliographie, l'index (des noms seulement, mais, et c'est dommage, pas des notions et concepts). La bibliographie ensuite, pertinente mais qui, parfois, mélange un peu tout. Cela dit, les notes sont toujours très riches, suggestives et bienvenues : elles constituent un outil de travail et d'approfondissement important.
L'ouvrage est de remarquable qualité, même si la conclusion est un peu rapide, allusive. Il s'agit d'une "archéologie" (cf. le titre de l'ouvrage) : elle retrace le voyage de l'oeuvre de sa naissance aux siècles récents. La première lecture fait défricher le sujet ; une seconde lecture permet d'en approfondir les conclusions. Reste que l'on voudrait en savoir plus sur la méthode et comprendre les intentions de l'auteur. Alors, il faut lire d'autres ouvrages de lui : j'ai attaqué par La philosophie antique, dont le traiterai prochainement.