lundi 28 septembre 2020

Kracauer et la propagande. Texte bilingue


Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande / Kracauers Schriften zur Propaganda, édité par (herausgegeben von) Stephan Braese & Céline Trautmann-Waller, Paris, Editions de l'éclat, 2019, 115 p.

Voici un texte de Siegfried Kracauer en allemand, texte original et traduit en français. Il s'agit de l'analyse des travaux et divers écrits de Siegfried Kracauer sur la propagande, travaux menés en France avant la guerre puis aux Etats-Unis. Les premiers textes sont produits entre 1937 et 1938. Krakauer y reprend des idées déjà exposées dans son travail sur les employés, réalisé en 1929-1930 (Die Angestellten. Aus dem neuesten Deutschland, Suhrkamp, 1929). Siegfried Kracauer souligne la volonté nihiliste de pouvoir qui anime les cliques fascistes dans lesquelles il voit une pseudo réalité, une "société d'opérette" (Operetten-gesellschaft) comme il la décrit dans le monde de l'opérette (Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Suhrkamp, 1937). Et de dénoncer l'ennui ("die Langeweile") : "L'esthétisation de la propagande provoque l'anesthésie des masses. Le déluge des images les rend insensibles envers la signification réelle des événements que la propagande déforme, de telle façon que la volonté de prendre ces images d'assaut est étouffée en eux." Voir encore l'oeuvre exemplaire sur ce plan de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl ("Le Triomphe de la volonté").

Bien sûr, Olivier Agard ne cesse de répéter que les travaux de Siegfried Kracauer datent de 1937-1938 et qu'alors le nazisme n'avait pas encore montré toutes ses possibilités. Par ailleurs, Siegfried Kracauer refuse l'identification de la réclame capitaliste et de la culture de masse avec la propagande nazie, comme le réclame Adorno, notamment. Siegfried Kracauer demande, au contraire, que soit pris en compte le contexte historique, les conditions socio-économiques qui vont dans le sens du nazisme.
Ensuite, Olivier Agard analyse les travaux et analyse les travaux américains de Siegfried Kracauer. L'étude des procédés de montage (encore une fois, voir les oeuvres de Leni Rifenstahl), du rôle de la musique, des images qui parlent à l'inconscient. De tout cela qui crée le divertissement, qui distrait ("die Zerstreuung").

Cette analyse des travaux de Siegfried Kracauer sur les voies de la propagande est doublement intéressante : d'une part, elle fait voir l'originalité des travaux de Kracauer par rapport à ceux de ses contemporains, Adorno ou Horkheimer ; d'autre part, la présence du texte allemand fait mieux saisir au lecteur francophone la force des mots allemands que la traduction tend à limiter. Très beau travail qui donne accès à l'oeuvre de Siegfried Kracauer.

samedi 26 septembre 2020

Les cercueils d'Afghanistan

 Svletana Alexievitch, Les cercueils de zinc, Paris, Actes Sud, Paris, 2018, 328 p., traduit du russe par Wladimir Berelowitch, Bernadette du Crest et Michèle Kahn


Neuf ans de guerre, et plus de 15 000 morts. Voici le bilan de l'intervention soviétique en Afghanistan (1979-1989). Mais ce n'est que le bilan statistique auquel il faudrait ajouter le bilan psychologique et les milliers de mutilés, d'estropiés. 

Pour rien.

Le livre laisse la parole à des soldats, à des officiers, hommes et femmes de l'armée soviétique combattant en Afghanistan (les Afgantsy) et à leurs parents, victimes indirectes, impuissantes. "Nous sommes tous fautifs, nous avons tous pris part au mensonge", souligne l'auteur. 

Au tribunal (le livre comprend, en annexes, des éléments du procès), Svletana Alexievitch s'explique : "Les livres que j'écris ce sont à la fois des documents et l'image que j'ai de mon époque. Je rassemble des détails, des sentiments que je puise dans une vie humaine, mais aussi dans l'air du temps, dans ses voix, dans son espace. Je n'invente pas, je n'extrapole pas, j'organise la matière que me fournit la réalité. Mes livres ce sont les gens qui me parlent et c'est moi avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses. J'écris, je note l'histoire contemporaine au quotidien. Des paroles vivantes, des vies. Avant de devenir de l'histoire, elles sont encore la douleur, le cri de quelqu'un, un sacrifice ou un crime." En fait, l'auteur se veut comme un miroir ; elle ne déforme pas, elle raconte de manière réaliste, objective ce qu'elle ressent, ce qu'on lui dit, ce qu'elle entend.

Bien sûr, ceux qui l'attaquent, celles et ceux qui ont porté plainte contre elle, lui expliquent comment il faudrait écrire ("On m'a donné ici [au tribunal] des leçons sur la façon d'écrire".). Ceux que l'on entend au tribunal voudraient des livres positifs, avec des héros, des livres qui disent la noblesse de la cause, la grandeur du pays, des livres qui glorifient les morts. Mais le livre montre surtout des personnes malheureuses, qui souffrent, et font leur travail et attendent lentement la relève.

Tous les livres de Svletana Alexievitch se ressemblent ; ils sont tous imprégnés d'une colère sourde contre la destruction des jeunes gens et des jeunes filles par la guerre, par la soumission aux erreurs (la guerre en Afghanistan fut une guerre inutile), ou par la soumission aux erreurs industrielles (la centrale nucléaire de Tchernobyl fut une autre erreur, qu'un "accident" fit exploser). L'auteur dénonce peu les pouvoirs en place qui portent la responsabilité de ces crimes, elle dénonce peu le peuple qui, soumis, accepte tout. Elle dénonce à peine les complicités muettes qui en profitent et "nous" qui sommes "tous fautifs". Mais pourtant ces livres prendront du poids, de l'autorité avec l'histoire. Ils seront l'histoire de la Russie. Aujourd'hui, celle, celui qui les lisent en sont changés. Et les autres, ceux qui ne les lisent pas ?


jeudi 17 septembre 2020

Apprendre quelques hiéroglyphes pour l'hiver ?

Renaud de Spens, Leçons pour apprendre les hiéroglyphes égyptiens, Paris, Les Belles Lettres, 2020, Index des codes, Index des signes, Index thématique, Paris, 246 p.

Difficile d'apprendre les hiéroglyphes ? Oui ! Ce livre, toutefois, peut nous apprendre à les apprendre. Telle est son ambition. En effet, l'auteur propose la mise en place "d'une pédagogie plus naturelle, inspirée de celles des langues vivantes". L'apprenant doit comprendre les contextes, et répéter, répéter encore pour assimiler. Pour être plus réaliste, il lui faut apprendre à lire sur les monuments eux-mêmes, présentés dans ce manuel au moyen de photographies (le livre compte plus de 700 fac-similés). L'écriture est polychrome (six couleurs de base) comme au temps des pharaons. Donc l'apprenant est dans une situation optimale.

L'objectif primordial de cette méthode ? Que chaque étudiant se comporte comme un scribe, comme un praticien et non comme un grammairien : c'est un peu les hiéroglyphes que l'on apprendrait comme l'on apprend aujourd'hui le russe ou l'arabe ! En fait, la translittération, avec sa terminologie issue de l'hébreu, complique quelque peu la tâche de l'apprenant, qui doit l'apprendre par coeur. Reste l'écriture à l'aide de logiciels (Jsesh) qui requiert le code du signe ou la valeur phonétique en ASCII de ce même signe...
A l'essai, pourtant, le manuel se trouve encore quelque peu difficile. On ne comprend pas tout à la première lecture et la culture du temps des pharaons reste encore difficilement accessible. Seth, Maât, Thot, Amon, Anubis, Rê, Osiris, Isis, Horus et ses quatre fils, Ptah, etc. toutes les divinités sont certes présentes mais si mystérieuses.

L'auteur, qui est sinologue et égyptologue, a enseigné les hiéroglyphes à Beijing et l'on peut regretter, parfois, qu'il ne se serve pas assez de son expérience du chinois pour expliquer de manière plus détaillée les hiéroglyphes aux francophones (enfin, c'est facile à dire !). Sauf exception, le lecteur ne deviendra pas égyptologue, pourtant, d'avoir essayé et souffert avec ce livre, il gardera le sentiment de sa proximité avec cette manière étonnante d'exprimer un mode de vie. Mais, à mon avis, il faut encore faire un effort pédagogique, didactique pour accéder au plaisir des hiéroglyphes : on attend une prochaine édition.


Pour comparer et intégrer des notions de l'histoire de l'égyptologie (jusqu'à Champollion) : 
H. Sottas, E. Drioton, Introduction à l'étude des hiéroglyphes, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1922, 1989, 195 p.