Georges Forestier, Molière, Gallimard, Paris, 2018, 541 p. Index, notes et illustrations, 24 €
Ce Molière est un grand ouvrage ; l'auteur fait plus que dépoussiérer l'image de Molière, il la redresse en expliquant le développement de l'oeuvre de Molière entre contraintes économiques et exigences royales. Sans y aller par quatre chemins, Georges Forestier distingue, clairement et distinctement, ce que l'on sait (les sources), les erreurs qui ont été commises (pourquoi, leurs sources) et comment elles se sont propagées (notamment celles que l'on doit à la biographie de Grimarest, sans cesse utilisée) et ce que l'on ignore et ignorera sans doute toujours (et pourquoi). Travail méticuleux qui donne à Molière toute sa dimension et rend la biographie passionnante. Un tel travail devrait susciter des remises en chantier des présentations scolaires de Molière, entre autres.
L'auteur n'en est pas à son premier coup : il a dirigé l'édition décapante de Molière en Pléiade publiée par Gallimard. Spécialiste du théâtre du "siècle de Louis XIV", il a aussi publié une immense biographie de Jean Racine (2006, 942 p. Paris, Gallimard), Racine dont il a également dirigé l'édition en Pléiade, Racine qui fut par bien des aspects, le concurrent de Molière. On doit aussi à Georges Forestier des ouvrages sur Corneille, sur la tragédie au XVIIème siècle. Spécialiste du Grand Siècle s'il en est.
Georges Forestier suit la vie et les oeuvres de Molière de manière chronologique, pièce après pièce.
Chaque fois qu'il est possible, il indique les éléments de gestion de la pièce : ce qu'elle a rapporté, combien ont encaissé les acteurs et Molière lui-même, quel fut le prix des places (qui varie selon les situations du marché, début de yield management !)... L'information économique et comptable est omniprésente sans jamais déranger, au contraire. De manière réaliste, Georges Forestier mentionne toujours les revenus de la troupe ; soirée par soirée, il indique le montant des charges multiples qui pèsent sur le théâtre : rémunération des acteurs, des musiciens, des danseurs, des techniciens, les achats de costumes (sur mesure), de la protection, le coût de fabrication des décors et de la machinerie (recyclables), les frais de déplacement, etc. Il mentionne également les revenus de Molière comme auteur qui s'ajoutent aux revenus de Molière acteur, doubles revenus qui lui permettent de vivre confortablement de son métier. On perçoit la concurrence entre les théâtres parisiens et le rôle qu'y jouent les acteurs et les actrices célèbres, leur rivalité (people !). On perçoit clairement la rivalité des auteurs aussi : Racine contre Molière, par exemple, comédie contre tragédie. Théâtre, visites et spectacles donnés chez les personnages importants, et riches, du royaume, subventions régulières et exceptionnelles du roi. Le modèle économique du théâtre de Molière, spectacle vivant, économie de prototypes, est exposé concrètement et discuté même s'il ne fait pas l'objet d'un chapitre spécifique, ce que l'on peut regretter ; sans doute, pourrait-on déjà observer ce que William Baumol et William Bowen appelleront plus tard, "the cost disease" dans le cas du spectacle vivant (Performing Arts. The Economic Dilemma, 1966), avant la reproduction mécanique (Walter Benjamin) puis numérique, de l'activité artistique.
Le théâtre de Molière, on l'oublie souvent, est déjà multimédia, Molière réalise une oeuvre d'art total (Gesamtkunstwerk, bien avant Richard Wagner) ; aux acteurs jouant une pièce, s'ajoutent la musique, les ballets, les décors avec leurs "superbes" machines", les costumes. L'inventivité de Molière s'inspire de diverses sources, la Commedia dell'Arte d'abord (ce qui rappelle l'importance à cette époque de la troupe des Italiens, avec qui celle de Molière partageait le théâtre) et les classiques latins (Plaute, Térence) et mais aussi le théâtre espagnol et portugais, tant d'auteurs aujourd'hui ignorés que Georges Forestier replace dans l'histoire littéraire et culturelle.
Avec cette biographie on ne perd jamais de vue le métier complexe de Molière, acteur formidable d'abord, réputé pour son jeu, auteur bien sûr, metteur en scène et directeur de théâtre (recrutement, gestion, prospection, etc.). La littérature ne donne du théâtre qu'une réduction livresque. L'enseignement devrait en tenir compte : lire Molière pour le jouer, pour le gérer, enseignement total...
Derrière "Molière le peintre" et son talent, il y a aussi un politique prudent qui saura gagner et garder l'estime et le soutien de Louis XIV ; et Molière se met entièrement au service de Louis XIV, écrivant et mettant en scène et jouant à la demande. L'histoire de Tartuffe, que l'église et les dévots condamnent et s'efforcent de faire interdire, témoigne de la patience de Molière qui ne renonça jamais à la faire jouer. L'analyse de Georges Forestier est magistrale, pour cette pièce comme pour les autres.
Le temps de Molière est décrit et expliqué par Georges Forestier ; indispensable car Molière est de son temps, des cultures de son temps, de l'éthique mondaine, des médecins et des bourgeois, le "goût galant" des salons, de la musique et des ballets de Lully...). Il est l'esprit de son temps. L'auteur évoque "le contrat de connivence, éthique et esthétique", qui liait Molière à son public. Moins connu, le lecteur découvrira un Molière traducteur, lisant dans les salons sa propre traduction du De Rerum Natura de Lucrèce, rédigée en "prosimètre", innovation qui mêle la prose et les vers. Matérialiste, Lucrèce, en disciple d'Epicure, dénonce les maux qu'entraînent les religions...
L'ouvrage de Georges Forestier désenchante tranquillement le culte littéraire des grands auteurs. Ainsi, il faut imaginer Racine, amant de l'actrice qui joue Hermione, plaçant en bourse à 5% les excellentes recettes d'Andromaque ! L'art pour l'art pour l'argent...
Toutes les explications minutieuses de cette copieuse et précise biographie ne diminuent en rien le charme et l'intérêt des pièces de Molière. Au contraire. Molière est aussi de notre temps. Pourquoi ? Comment pouvons-nous être du siècle de Molière sans être de celui de Louis XIV ? Comment se construit l'universalité d'oeuvres si particulières qui puisent dans les oeuvres du passé pour séduire le présent et s'en faire comprendre ?