Irad Malkin, A Small Greek World. Networks in the Ancient Mediterranean, Oxford University Press, 2011, 284 p. Index, bibliogr., 33 $
Publié en français par Les Belles Lettres en 2018, Paris, sous le titre Un tout petit monde. Les réseaux grecs de l'antiquité, 26,5 €
En examinant l'histoire des cités grecques, l'objectif de l'auteur est de rendre compte de l'essor de la civilisation grecque ancienne, essor géographique d'abord, tout autour de la Méditerranée, hégémonie culturelle ensuite, malgré les défaites militaires. L'auteur est Professeur d'histoire de l'antiquité grecque à l'université de Tel Aviv. Pour ce travail d'historien, et c'est l'originalité primordiale de ce livre, il mobilise la notions de network : la théorie des graphes, de la connectivité, le modèle d'Erdös et Rényi, ainsi que l'ouvrage de Duncan J. Watts sur les réseaux connectés.
Le titre du livre évoque l'article fameux de Stanley Milgran paru dans Psychology Today en 1967,"The Small World Problem" (1967).
La civilisation grecque a implanté tout autour de la Méditerranée des établissements indépendants, processus habituellement décrit à l'aide du terme courant mais trompeur de colonisation ("misleading modern term") et du couple notionnel classique, centre /périphérie, qui en découle. Or il n'y a ni colonisation, ni centre, ni périphérie. Vinciane Pirenne-Delforge, titulaire de la chaire "Religion, histoire et société dans le monde grec antique" au Collège de France, indique que, à la fin de l'ère classique (IVe siècle avant notre ère), le monde grec comptait un peu plus d'un millier de cités, chacune ayant ses lois, ses usages (nómaia). Irad Malkin, citant un récent décompte, parle de mille cinq cents cités et emporiae (trading stations, comptoirs commerciaux), le tout créant un "ourlet" (Ciceron) au long des côtes de la Méditerranée et de la Mer Noire. A la notion moderne de colonie où s'opposent violemment autochtones et colons, l'auteur substitue celle de terrain d'entente et d'échanges (middle ground), notion qu'il emprunte à l'histoire de l'Amérique du Nord et des contacts entre Indiens et Européens. Enfin, il invite à reconsidérer la carte intellectuelle (cognitive map) que nous ont imposée les études classiques : la Grèce ancienne n'était pas un Etat, elle ne le deviendra qu'au XIXème siècle, et les cités grecques étaient alors jalousement indépendantes.
Au-delà du précis travail d'historien que conduit l'auteur, la notion de network entraîne une réforme de l'entendement géopolitique ; plus qu'un moyen descriptif pour représenter des échanges (Fernand Braudel), le network avec sa panoplie conceptuelle (auto-organisation, degrés de séparation, clustering, information cascade, hubs, etc.) s'avère un outil explicatif fécond (créatif) pour analyser une dynamique socio-historique. Sans remettre en question les travaux de générations d'historiens des sociétés grecques et de la Méditerranée qui l'ont précédé (il ne conteste pas sa dette envers Fernand Braudel, par exemple), Irad Malkin invite à réinterpréter les faits qu'ils ont établis, et à changer de perspective. L'ouvrage est donc doublement intéressant, d'une part, pour le renouvellement historique qu'il construit mais aussi, surtout, d'autre part, pour les moyens méthodologiques mis en œuvre et les perspectives qu'ils ouvrent. Beaucoup de ces perspectives peuvent être suggestives pour penser les médias ; par exemple, reconsidérer l'organisation des networks de la radio et de la télévision américaines, leur lancinant localisme, ou encore le réseau de distribution de la presse française, etc.). Irad Malkin souligne la non-intentionnalité de la formation d'un network et, par conséquent, la non-intentionnalité des opérations socio-économiques qu'il induit. Les cités dispersées sur les côtes méditerranéennes forment un "Greek Wide Web", en quelque sorte, dont le centre ne serait pas Athènes (tandis que Rome, au centre de l'empire, s'imposera militairement à ses colonies). Le network vaut également par sa structure évolutive et par sa fractalité, chaque région étant comme une micro-Méditerranée, avec des auto-similarités.
L'auteur insiste sur la perspective maritime du monde grec, la terre, la côte est vue de la mer (ship-to-shore) et la mer est perçue comme un arrière pays alors que nous imaginons le monde grec depuis la terre. La discontinuité territoriale du monde grec, sa dispersion, sa structure en réseau, expliquent son succès ; elles ont forgé ses points communs essentiels : une langue commune (koiné dialektos, κοινὴ διάλεκτος), un ensemble de traditions, de références religieuses ("leur culture s'étendait largement sur les rivages des mers, tandis que l'identité politique restait limitée aux frontières étroites de leurs multiples cités", rappelle Vinciane Pirenne-Delforge à propos des cités). Parmi ces références communes, on peut évoquer l'oracle de Delphes qu'écoutaient ceux qui allaient s'exiler pour fonder au loin un foyer, une cité (ap-oikia, ἀπ-οικία).
Voici donc un livre enrichissant et stimulant. Ceux qui étudient les médias et les réseaux sociaux y trouveront matière à penser, à débattre, et à remettre en chantier bon nombre d'idées et d'opinions qu'ils mobilisent couramment.
Références
Albert-Lászlo Barabási, Linked. How Everything is Connected to Everything Else..., New York, Penguin Group, 2003, 294 p. , Index
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p. 12 €
Duncan J. Watts, Six Degrees. The Science of a Connected Age, New York, Norton & Company, 2003, 374 p. Bibliogr., Index
Richard White, The Middle Ground. Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge University Press, 1991, 544 p., Index.