Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. La généalogie de l'entreprise, Paris, Fayard, 2017, 792 p. index, bibliogr, illustrations.
L'auteur n'y va pas par quatre chemins : la révolution industrielle n'a pas eu lieu, ou, du moins, pas là où on l'attendait, et ce n'était pas une révolution. A l'idée d'une discontinuité radicale s'affirmant au XIXème siècle (machines à vapeur, chemins de fer, bourse, urbanisation, formation d'une classe ouvrière de prolétaires, etc.), Pierre Musso substitue l'idée d'une continuité qui commencerait avec les monastères européens (X-XIIème siècle), se poursuivrait avec les manufactures puis avec les usines et le travail à la chaîne, l'électricité et, enfin - mais c'est une autre histoire - culminerait ou cesserait peut-être avec la désindustrialisation et la numérisation de l'économie.
Point de rupture donc, de disruption au XIXème siècle mais un progrès constant, une évolution, pas une révolution. On s'éloigne ainsi des idées de certains historiens de l'économie, des sciences. Mais peut-être, plus généralement, ce livre rompt avec la notion de rupture, celle de coupure. Les périodisations semblent floues, confuses et arbitraires : elles ne vaudraient que comme méthode d'exposition (Darstellungsweise). Tout comme la notion de révolution, notion passée de l'astronomie à la politique et, de là, à l'histoire économique.
Pierre Musso, qui se réfère beaucoup aux textes de Pierre Legendre (cf. Dominium Mundi. L'empire du management, notamment), prend ses distances avec l'histoire du capitalisme telle que la conçoit Max Weber qui voit dans l'éthique protestante l'esprit et l'origine du capitalisme. Plus largement, il montre, le capitalisme naît du christianisme et notamment du monachisme chrétien (la "Règle de Saint Benoît", les abbayes de Cluny, de Cîteaux en étant les premiers marqueurs temporels). Orare et laborare : "prier et travailler", tels sont les devoirs du moine, double vie qui fonde la société industrielle. S'il y a rupture, coupure, elle se trouve entre une civilisation de loisir (scholé, σχολή) et de contemplation, dont l'économie est fondée sur l'esclavage et la guerre de conquête (les sociétés grecques et romaines), d'une part, et une civilisation de l'action et du travail d'hommes "libres" (de vendre leur force de travail !), d'autre part. Là se trouve sans doute la révolution économique quand, en Europe occidentale, le travail, associé aux sciences et aux techniques, est perçu comme libérateur et facteur de progrès interminable et non d'avilissement. "Le christianisme réhabilite la raison, le travail et la technique", affirme l'auteur. La "révolution industrielle" lui semble un mythe, "un grand récit".
Editions du Seuil, 1975 |
Dans son ouvrage, l'auteur parcourt méticuleusement huit siècles d'économie jusqu'à l'émergence de la "religion industrielle", laïque et universelle (Auguste Comte, Henri de Saint-Simon, deux ingénieurs polytechniciens). En effet, de cette longue et lente évolution émergeront les techniques de gestion avec l'organisation "scientifique" du travail (fordisme, taylorisme). Le livre s'achève et se conclut sur la "révolution managériale" (de Henri Fayol à Peter Drucker).
On regrettera pourtant de voir top peu évoquée l'économie chinoise (cf. Joseph Needham), pour la comparaison et, plus rarement encore, le judaïsme, à propos du travail et du développement capitaliste européen. Quels sont les rôles et place du judaïsme dans cette généalogie où il est fait, du début à la fin, une place primordiale à la culture et aux idéologie religieuses ?
Texte clair, richement documenté (notes nombreuses, aisément accessibles en bas de page), mobilisant des références et une iconographie souvent inattendues et méconnues (des tableaux, les expositions "universelles", le travail de Chaptal, chimiste, professeur à Polytechnique, réformateur de l'enseignement, etc.). Superbe ouvrage d'historien qui invite à penser désormais le passage au numérique dans la suite de cette vision, hors disruption donc, et qui a le mérite de rappeler d'abord que l'économie numérique n'a pas le monopole historique de l'innovation industrielle. Comment situer le développement de l'intelligence artificielle et des algorithmes dans la prolongation de l'histoire de la "religion industrielle" jusqu'à aujourd'hui ? Que vaut l'idée de "quatrième révolution industrielle" (exemple : David Kelnar ?) La disruption ne serait-elle qu'une "illusion rétrospective" voire, plus simplement, un manque de recul ou un déficit de pensée ?
N.B. Il faut mentionner le travail de Pierre-Maxime Schuhl commenté par Alexandre Koyré, "Les philosophes et la machine", in Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971.
Signalons aussi, dans le même volume, "Du monde de l'à peu près à l'univers de la précision". Ces deux contributions complètent utilement le point de vue de Pierre Musso sur la relation de la science, notamment des mathématiques, à la techique et à la science appliquée, donc à l'industrie.