Entrer dans la carrière universitaire. Pour n'en plus sortir ? Pierre
Bourdieu
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Victor Collard, *Genèse d'un sociologue*, Paris, CNRS éditions, 2024,
Index, Bibliogr., 447 p.
De son enfance lycéenne aux débuts de sa carrière univers...
mardi 21 février 2017
Les écrans captivent, détournent l'attention: philosophies du cinéma
Mauro Carbone, Philosophie-écrans. Du cinéma à la révolution numérique, Paris, Vrin, 178 p., 2016, Index, 19 €
Qu'est-ce que la philosophie peut faire de la multiplication des écrans comme interfaces de connaissance, de communication, comme miroirs ?
Penser les écrans, l'histoire de la philosophie n'a pas brillé dans cette tâche. Si l'on omet, comme le fait bizarrement l'auteur, les films et les textes de Guy Debord, les écrans n'ont pas très bonne presse auprès des philosophes. La philosophie universitaire ne semble pas savoir penser le cinéma : dès l'origine, Henri Bergson comme Alain le condamnent... et de mobiliser le fameux mythe de la caverne (livre VII de la République, Platon), référence passe-partout de la réflexion philosophique sur le cinéma, œuvre d'illusion. Spectateurs enchaînés. Mais les spectateurs ne sont pas enchaînés !
Après Maurice Merleau-Ponty qui traite de psychologie générale du cinéma, Gilles Deleuze annonce une "philosophie-cinéma", une écriture de la philosophie par le cinéma, par les techniques cinématographiques, une invention de concepts par le cinéma (une vision du monde, dira Georges Simondon). Le cinéma est considéré comme le symptôme de la nouveauté d'une époque, d'une "génération", dira Jean-Luc Godard : il la fait voir, il faut "exprimer l'homme par son comportement visible", selon l'expression de Maurice Merleau-Ponty. On parlera plus tard, avec l'intelligence artificielle, de reconnaissance des images, des visages, d'analyse des émotions. Perception des formes qui, dans son principe, renvoie à la phénoménologie husserlienne : revenir aux choses mêmes.
Mauro Carbone s'attarde sur la réflexion de Maurice Merleau-Ponty sur le cinéma, l'image et la perception, le visible : cette réflexion est toujours d'abord rapportée à la peinture, modèle historique du voir et du penser le voir, art noble (pourtant la peinture est technique, économie, gestion ; cf les travaux de Michael Baxandall).
L'ouvrage de Mauro Carbone invite à penser le rôle ambivalent des écrans (voir l'étymologie du mot en français comme en anglais, en italien : protéger et dissimuler (comme escrime). La seconde partie du livre traite de la séduction des écrans, des selfies et de l'empire narcissique de la photographie de soi-même. Le chapitre conclusif évoque le monde bardé d'écrans dans lequel nous vivons, écrans qui forment une agora globale, nouvelle place publique virtuelle. Notons que partout la vidéo se substitue à la photo : on est loin du cinéma muet noir et blanc : tous les écrans ne se valent pas, le format, la définition comptent.
L'auteur semble avoir fait le pari explicatif de ne pas tenir compte de l'économie des écrans et des médias où la publicité occupe une place centrale qu'il s'agisse de télévision, de Web ou de réseaux sociaux. Peut-on ignorer cette dimension pour traiter de la philosophie du cinéma et de l'écriture par le cinéma ? Un peu de Marshall McLuhan et de Walter Benjamin ne nous semble pas suffire à combler ce manque pour comprendre le malaise de notre société d'écrans. Peut-on traiter de la révolution numérique sans embarquer Google, Snapchat, Facebook, Instagram, YouTube, Netflix, Pinterest ou le DOOH de JCDecaux Airport ?
Ouvrage difficile mais fécond ; au premier abord, on y trouve plus de psycho-philosophie que de cinéma et d'écrans. En reprenant la lecture, la thèse de l'auteur s'éclaire enfin et les défis intellectuels qu'il énonce incitent à penser les écrans, écrans qui d'ailleurs se mettent aussi à penser, artificiellement du moins.
Libellés :
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Merleau-Ponty (M),
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Simondon (G)
mercredi 8 février 2017
Géographie des mots : des exemples du lexique américain
Josh Katz, Speaking American : How Y'all, Youse and You Guys Talk. A Visual Guide, 2016, Boston, Houghton, Mifflin Harcourt, Index des lieux, Index des termes, $11,65 (ebook)
Les Etats-Unis représentent un bariolage infini de langues des immigrations où dominent l'anglais et l'espagnol et, de plus en plus, des langues asiatiques (chinois, hindi). L'anglais des Américains est aussi un héritage d'accents et de régionalismes (le français de Louisiane, du Wisconsin...), de dialectes (sociolectes) issus également des multiples immigrations et, rarement, semble-t-il, des langues indigènes. L'universalité supposée, rêvée de la langue américaine (globish) s'accompagne, aux Etats-Unis mêmes, de lexiques locaux et régionaux, marqueurs imperceptibles tant aux étrangers qu'aux autochtones. Dans telle ou telle contrée, pour reprendre les termes de l'enquête de Grégoire en France, des objets ou des idées semblables (signifiés) sont désignés par des termes particuliers (signifiants). Voir l'exemple de la question 1, ci-dessous : "Y'all" connote le Sud Est, "You Guys" le Nord, le Centre et l'Ouest. Ces usages langagiers, vernaculaires, distinguent les locuteurs de la région, les identifient. L'auteur, Josh Katz, regroupe ses observations en cinq parties : styles de vie ("how we live"), nourriture ("what we eat"), prononciation ("how we sound"), lieux ("where we go"), choses à voir ("things we see") .
Josh Katz travaille pour le New York Times ; son livre exploite les réponses à un questionnaire publié dans le quotidien fin 2013. Les questions reprennent celles de la Harvard Dialect Survey (Bert Vaux et Scott Golder, 2002). A l'origine de cette enquête se trouve l'ambition de construire l'arbre des américanismes : "The Word Tree: Ethnic Americanisms".
Les usages vernaculaires peuvent-ils suffire à identifier la provenance d'un locuteur ? L'enquête interroge aussi bien à propos des variations syntaxiques que phonologiques ou lexicales. L'ouvrage illustre de façon séduisante et condensée ce que l'on peut trouver de façon plus savante, détaillée et systématique, dans le Dictionary of American Regional English (DARE) et les travaux qui l'ont permis (voir les résultats, la méthodologie sur le site DARE).
Comment les bases de données lexicales exploitent-elles les variations dialectologiques ? Comment pourraient-elles le faire (NLP) ? La géographie des mots est le produit d'une mémoire active, incorporée, acquise comme et en même temps qu'un accent (variation phonologique) ; elle est incorporée lors de l'écoute et de la répétition de gestes phonatoires, elle s'entend plus qu'elle ne se lit. Les mots de tout échantillon de langue (clusters) trahissent une éducation, des racines culturelles mais l'oral, sans doute mieux que l'écrit, traduit aussi les hyper et hypo-corrections, les émotions... Pour l'instant les bases de données exploitent les lexiques à partir de textes écrits : thématiques, centres d'intérêt, intentions, comportements pourquoi pas la géolocalisation ? Les recherches de reconnaissance vocale devraient permettre d'avancer dans l'exploitation de l'oral qui révèle sans doute mieux un locuteur et ses stratégies tacites d'affiliation ou de distinction que l'écrit plus contrôlé, poli. Les mots n'ont pas encore tout dit...
Ouvrage de vulgarisation, SpeakingAmerican exploite habilement les ressources de datavision ; le support numérique en facilite grandement la lecture et le feuilletage (zoom, etc.). Il sensibilisera beaucoup d'Américains à des étrangetés de leur langue, arbitraires qu'ils ne soupçonnaient pas et qui ne se révèlent guère qu'au gré des mobilités et de contacts langagiers divers.
L'ouvrage rappelle la toute relative universalité de toute langue dite nationale. Il donne à penser l'histoire politique et les effets de l'uniformisation linguistique par l'école, l'administration et les médias... Voici donc un ouvrage simple qui peut donner à penser plus loin les exploitations des data langagières, leurs limites et leur très riche avenir.
What does the way you speak say about where you’re from? The New York Times, December 2013 |
Dictionary of American Regional English (DARE), University of Wisconsin-Madison
Ferdinand Brunot, voir les tomes de son Histoire de la langue françaie des origines à nos jours : entre autres, le tome IX, "le français, langue nationale", et le tome X, "Contact avec la langue populaire et la langue rurale", Paris, Librairie Armand Colin.
William Labov, Sociolinguistic Patterns, 1972, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, Bibliogr, Index
Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois. L'enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975, 320 p.
Libellés :
Brunot (F),
cluster,
data,
distinction,
emotion,
enquête,
géographie,
géolocalisation,
géomarketing,
hypocorrection,
Labov (W),
langue,
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Saussure (F. de),
sociolinguistique
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