Rosalind W. Picard, Affective Computing, Cambridge, The MIT Press, 292 p. 2000, Bibliogr, Index
Descartes voyait dans les émotions des "passions de l'âme" (1649), les effets de l'action du corps sur l'âme. Avec l'analyse des émotions et le "calcul affectif" (affective computing), l'analyse des expressions du visage est devenue une discipline scientifique recourant à l'intelligence artificielle pour déterminer l'humeur, les sentiments d'une personne.
Une telle connaissance, si elle est rigoureuse, peut donner lieu à de nombreuses exploitations commerciales, médicales, éducatives. L'humeur, bonne ou mauvaise, est-elle une variable discriminante du comportement du consommateur, de l'élève, des décideurs, des politiciens ? Que révèle-t-elle de la santé d'une personne, des risques de maladie, de son intention d'acheter ?
Pour celui qui s'émeut, l'émotion, disait Jean-Paul Sartre, est une "transformation du monde" (Esquisse d'une théorie de l'émotion, 1938) : en effet, dans l'émotion tout se mêle et se confond, la pensée (cognition), le corps et la conscience ; aussi l'émotion fait-elle l'objet d'une approche nécessairement interdisciplinaire, combinant à l'anthropologie les sciences cognitives, la robotique, le machine learning, l'oculométrie (eye-tracking ou gaze-tracking) et, bien sûr, la psycho-physiologie, où Jean-Paul Sartre situait le "sérieux de l'émotion" (observation des états physiologiques).
L'analyse de l'émotion fait l'objet d'un projet du MediaLab au MIT (Cambridge) au point de départ duquel se trouvent les recherches de Rosalind Picard, où elle est Professeur. Son ouvrage fondateur, Affective Computing, déclare un objectif que l'on peut résumer en quelques mots : pour les rendre plus intelligents, doter les ordinateurs des moyens de comprendre les émotions pour qu'ils puissent "avoir le sentiment de", voire même, "faire du sentiment". "Computers that recognize and express affect". Avec quels types de données faut-il les alimenter ? Quel rôle peut jouer l'internet des choses que l'on porte sur soi (capteurs, affective wearables) dans cette perspective ?
L'intelligence artificielle peut permettre d'approfondir la compréhension des émotions et des sentiments (feelings). Rosalind Picard met en avant de son travail la déclaration de Marvin Minsky (comme elle, Professeur au MIT auteur de The Emotion Machine et de The society of Mind) : il ne s'agit pas de savoir si une machine intelligente peut avoir des émotions mais si une machine peut être intelligente sans avoir d'émotions. On devine sa réponse.
L'ouvrage commence par l'étude du cadre intellectuel général de l'"affective computing", la description des émotions ; il débouche en seconde partie sur l'ingénierie propre à son développement, aux conditions de la reconnaissance automatique des émotions par un ordinateur.
L'analyse des visages et des émotions exprimées ("emotion recognition") repose sur quelques opérations essentielles à partir d'une base de données de visages, détection des visages, codage des expressions faciales ("facial coding"), catégorisation des émotions de base. Notons que cette catégorisation est sans cesse reprise depuis Descartes qui en distinguait, intuitivement, "six simples et primitives" (art. 69 du Traité des passions : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse), les autres émotions n'en étant que des compositions ou des espèces. L'affective computing devrait rendre possible une analyse plus objective, passive des émotions. Quid de la détection des sarcasmes ?
Le diagnostic final, l'identification d'une émotion, d'une humeur (mood) combine l'analyse de la voix et de celle des expressions du visage.
Science fiction ? On pense au film Ex Machina dont le personnage est un robot, alimenté par toutes données du Web, dont les photos des réseaux sociaux (micro-expressions mémorisées), capable de décoder les émotions humaines. Comprendre des émotions est une étape clé sur le chemin du test de Turing.
Les applications sont nombreuses et des entreprises vendent l'exploitation de l'analyse des émotions. Citons, par exemple, pour le marketing :
- RealEyes qui se veut "the Google of emotions". Recourant à la reconnaissance faciale, il s'agit d'observer l'effet de stimuli marketing dans les points de vente : produits, agencement des linéaires, PLV. Utilisé par Ipsos.
- Affectiva (dans laquelle a investi WPP) propose, en temps réel, des emotion analytics issus des travaux du MediaLab (MIT)
- Innerscope Research (racheté par Nielsen) se réclame de la consumer neuroscience
- Emotient quantifie l'émotion, l'attention, l'engagement pour prédire le succès d'un message publicitaire, d'une émission. Racheté par Apple en Juin 2016.
- Virool analyse les émotions des utilisateurs de vidéo sur le Web (eIQ platform)
- A titre d'exemple, signalons le projet européen de recherche SEMEOTICONS qui vise l'auto-surveillance à l'aide d'un miroir intelligent (wize mirror ou affective mirror) pour l'auto-diagnostic
- Signalons encore l'analyse des émotions politiques lors des débats électoraux (cf. par exemple, au Canada en septembre 2015 avec le FaceReader du Tech3Lab de Montréal.
- La BBC étudie l'impact émotionnel de la publicité dite "native" avec CrowdEmotion.
- Vyking recourt à la reconnaissance faciale pour cibler les consommateurs selon les émotions que manifestent les visages.
- FacioMetrics (née en 2014 de Carnegie Mellon University) a été rachetée en novembre 2016 par Facebook.
L'ouvrage de Rosalind Picard a peu vieilli dans ses principales problématiques. L'hypothèse de l'universalité des émotions de base (cf. les travaux, discutables, de Paul Ekman) qui, pour partie préside à la catégorisation, reste à démontrer. Des travaux d'ethnologie devraient y pourvoir, mais aussi des travaux d'historiens (cf. l'ouvrage de Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l'Occident médiéval, 2015, Paris, Seuil, 475 p., Bibiogr., Index) ou celui, plus gloabal, de Jean-Jacques Courtine, Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVIe - début XIXe siècle, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988, 2007, 287 p.
Enfin, l'analyse de l'émotion doit être rapprochée de l'analyse de sentiments qui compte sur l'étude des expressions langagières pour déceler la tonalité positive ou négative d'un texte, d'un énoncé.