"La Chine en dix mots" (Actes Sud, 332 pages), ouvrage traduit du chinois (et non de l'anglais, comme il arrive souvent !) par Angel Pino et Isabelle Rabut. Les traducteurs ont ajouté 21 pages de notes que l'on souhaiterait souvent encore plus développées tellement rien ne va sans dire pour un lecteur occidental.
C'est un essai de Yu Hua (余华), romancier chinois né au début de la Révolution culturelle et devenu célèbre dans la Chine du capitalisme libéral. Yu Hua est connu comme l'auteur de "Brothers"(兄弟, 2008) et de "Vivre" ((活着, 1994, cf. le film de Zhang Yi-Mou). L'ouvrage suit l'histoire de dix mots clés au cours des quarante années passées, d'une Chine qui voulut tout révolutionner - jusqu'à la vie quotidienne - à celle de l'argent roi : "de la passion politique à la passion du gain". Ces mots sont expliqués, contés de manière auto-biographique, à travers les souvenirs d'enfance et d'adolescence de l'auteur : en quelques années, les mots changent de connotations, de fréquence d'utilisation, se démodent...
Par exemple, le mot "peuple" (人民) ; omniprésent dans les discours ("servir le peuple", etc.) de la Révolution, il a presque disparu aujourd'hui, émietté en mots nouveaux : "internautes, boursicoteurs, acheteurs de fonds, fans d'idoles, ouvriers au chômage, paysans migrants". Le mot "leader" (领袖), qui désignait Mao Zedong, s'est lui aussi délité en innombrables acceptions : leaders de la mode, de l'élégance, de la beauté puis de l'innovation, des médias, des ascenseurs... "Aujourd'hui, il y a tellement de leaders en Chine que la tête vous en tourne".
Le mot lecture (阅读) conduit le romancier à raconter son enfance sans livres, hormis les Oeuvres choisies (dont l'omniprésent petit livre des Citations de Mao) et les livres de médecine de ses parents. Des "oeuvres choises", le jeune Yin Hua ne lit que les notes de bas de page, riches en personnages et événements ; quant aux livres de médecine, il en parcourt avec ses copains les planches anatomiques. Le premier roman étranger qu'il peut lire est La Dame aux camélias, recopié pieusement, lu avidement. Pour la lecture publique, il y a les dazibaos, journaux écrits en grands caractères (大字报), épigraphie moderne (dont le droit sera inscrit dans la Constitution) qui à l'origine s'apparentait au crowd sourcing. Le gamin les scrute pour y trouver des allusions sexuelles. Un jour, enfin, les livres neufs arrivent, encore rares, à la bibliothèque et c'est la bataille pour Anna Karénine ou Le Père Goriot... "De la pénurie absolue à la surabondance" : où se bat-on aujourd'hui pour lire Le Père Goriot ?
Après un chapitre sur l'écriture, vient un chapitre sur Lu Xun (鲁 迅), célèbre écrivain contestataire (1881-1936) dont le nom rabâché pendant la Révolution culturelle, alors qu'il n'était guère lu, finit par connoter le conformsime ; il ne retrouvera sa fraîcheur iconoclaste que plus tard, lorque notre romancier le lira sans préjugé : "Lu Xun avait enfin cessé d'être un mot pour redevenir un écrivain".
Et Yu Hua enchaîne avec d'autres mots clés de la Révolution culturelle, usés par le discours politique tels "disparités", "révolution", "gens de peu". Le chapitre sur l'évolution sémantique du mot "copie / faux" ("shanzhai", 山寨) est étonnant : connotatant d'abord le hors-la-loi, il désigne désormais "la contrefaçon, le bidouillage et le canular", caractérisant des comportements touchant à toutes sortes d'aspects de la vie sociale. Le mot "embrouille " (huyou 忽悠) a connu lui aussi une étrange évolution, signifiant d'abord "se balancer", il en est venu à désigner des comportements trompeurs : embobiner, bluffer, entourlouper, pièger, rouler, feinter, etc. Du grain à moudre pour les travaux linguistiques et lexicologiques.
Ce livre permet de découvrir une histoire vécue de la Révolution culturelle chinoise souvent mal saisie par les historiens, histoire écrite à la première personne, sans manichéisme aucun. Surtout, il s'agit d'une histoire socio-linguistique : celle de l'empire des mots au travers desquels cette histoire a été perçue, comprise, incomprise aussi. La théorie n'est jamais loin derrière l'anecdote, l'analyse politique naïve et parfois tendre est souvent profonde, subtile. Ce que ne dit pas Yu Hua c'est comment les mots éteints par la politique peuvent se rallumer, retrouver un sens tout neuf.
Toute histoire est ausi histoire de mots. Les euphémisations des sociétés occidentales mériteraient un même travail socio-linguistique ou littéraire : débusquer systématiquement la langue de bois, le "langage totalitaire" qui interdit aux dominés jusqu'au dire de leur domination, de leur souffrance. Le rôle des médias dans cet écrasement est évidemment tu et dissimulé par les médias dont le rôle majeur de porte-parole est de "prendre" la parole pour empêcher de dire. Parler sans cesse pour que rien ne soit dit...
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