dimanche 26 septembre 2010

La Chine mot à mot

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"La Chine en dix mots" (Actes Sud, 332 pages), ouvrage traduit du chinois (et non de l'anglais, comme il arrive souvent !) par Angel Pino et Isabelle Rabut. Les traducteurs ont ajouté 21 pages de notes que l'on souhaiterait souvent encore plus développées tellement rien ne va sans dire pour un lecteur occidental.

C'est un essai de Yu Hua (余华), romancier chinois né au début de la Révolution culturelle et devenu célèbre dans la Chine du capitalisme libéral. Yu Hua est connu comme l'auteur de "Brothers"(兄弟, 2008) et de "Vivre" ((活着, 1994, cf. le film de Zhang Yi-Mou). L'ouvrage suit l'histoire de dix mots clés au cours des quarante années passées, d'une Chine qui voulut tout révolutionner - jusqu'à la vie quotidienne - à celle de l'argent roi : "de la passion politique à la passion du gain". Ces mots sont expliqués, contés de manière auto-biographique, à travers les souvenirs d'enfance et d'adolescence de l'auteur : en quelques années, les mots changent de connotations, de fréquence d'utilisation, se démodent...

Par exemple, le mot "peuple" (人民) ; omniprésent dans les discours ("servir le peuple", etc.) de la Révolution, il a presque disparu aujourd'hui, émietté en mots nouveaux : "internautes, boursicoteurs, acheteurs de fonds, fans d'idoles, ouvriers au chômage, paysans migrants". Le mot "leader" (领袖), qui désignait Mao Zedong, s'est lui aussi délité en innombrables acceptions : leaders de la mode, de l'élégance, de la beauté puis de l'innovation, des médias, des ascenseurs... "Aujourd'hui, il y a tellement de leaders en Chine que la tête vous en tourne".

Le mot lecture (阅读) conduit le romancier à raconter son enfance sans livres, hormis les Oeuvres choisies (dont l'omniprésent petit livre des Citations de Mao) et les livres de médecine de ses parents. Des "oeuvres choises", le jeune Yin Hua ne lit que les notes de bas de page, riches en personnages et événements ; quant aux livres de médecine, il en parcourt avec ses copains les planches anatomiques. Le premier roman étranger qu'il peut lire est La Dame aux camélias, recopié pieusement, lu avidement. Pour la lecture publique, il y a les dazibaos, journaux écrits en grands caractères (大字报), épigraphie moderne (dont le droit sera inscrit dans la Constitution) qui à l'origine s'apparentait au crowd sourcing. Le gamin les scrute pour y trouver des allusions sexuelles. Un jour, enfin, les livres neufs arrivent, encore rares, à la bibliothèque et c'est la bataille pour Anna Karénine ou Le Père Goriot... "De la pénurie absolue à la surabondance" : où se bat-on aujourd'hui pour lire Le Père Goriot ?


Après un chapitre sur l'écriture, vient un chapitre sur Lu Xun (鲁 迅), célèbre écrivain contestataire (1881-1936) dont le nom rabâché pendant la Révolution culturelle, alors qu'il n'était guère lu, finit par connoter le conformsime ; il ne retrouvera sa fraîcheur iconoclaste que plus tard, lorque notre romancier le lira sans préjugé : "Lu Xun avait enfin cessé d'être un mot pour redevenir un écrivain".

Et Yu Hua enchaîne avec d'autres mots clés de la Révolution culturelle, usés par le discours politique tels "disparités", "révolution", "gens de peu". Le chapitre sur l'évolution sémantique du mot "copie / faux" ("shanzhai", 山寨) est étonnant : connotatant d'abord le hors-la-loi, il désigne désormais "la contrefaçon, le bidouillage et le canular", caractérisant des comportements touchant à toutes sortes d'aspects de la vie sociale. Le mot "embrouille " (huyou 忽悠) a connu lui aussi une étrange évolution, signifiant d'abord "se balancer", il en est venu à désigner des comportements trompeurs : embobiner, bluffer, entourlouper, pièger, rouler, feinter, etc. Du grain à moudre pour les travaux linguistiques et lexicologiques.

Ce livre permet de découvrir une histoire vécue de la Révolution culturelle chinoise souvent mal saisie par les historiens, histoire écrite à la première personne, sans manichéisme aucun. Surtout, il s'agit d'une histoire socio-linguistique : celle de l'empire des mots au travers desquels cette histoire a été perçue, comprise, incomprise aussi. La théorie n'est jamais loin derrière l'anecdote, l'analyse politique naïve et parfois tendre est souvent profonde, subtile. Ce que ne dit pas Yu Hua c'est comment les mots éteints par la politique peuvent se rallumer, retrouver un sens tout neuf.
Toute histoire est ausi histoire de mots. Les euphémisations des sociétés occidentales mériteraient un même travail socio-linguistique ou littéraire : débusquer systématiquement la langue de bois, le "langage totalitaire" qui interdit aux dominés jusqu'au dire de leur domination, de leur souffrance. Le rôle des médias dans cet écrasement est évidemment tu et dissimulé par les médias dont le rôle majeur de porte-parole est de "prendre" la parole pour empêcher de dire. Parler sans cesse pour que rien ne soit dit...
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vendredi 17 septembre 2010

Our Kind of Town. L'événement est qotidien

Affiche de la pièce à New York, 2010
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Pièce de Thornton Wilder, à l'affiche à New York, dans une petite salle de Greenwich Village. "Our Town" est une pièce des années 1930 ; elle met en scène les tout petits événements, le singulier tellement universel des vies quotidiennes, le fond banal sur lequel se détachent les tournants, les bifurcations essentielles : naître, aimer, mourir. "This play is an attempt to find a value above all price for the smallest events in our life" expliquera l'auteur en 1957. Eloge en trois actes d'une quotidienneté où le paradis, c'est les autres (Wilder connaît bien et a traduit Sartre).

La pièce de Wilder vise la genèse de l'invisible, de l'imperceptible. Dans la vie de chaque jour de cette petite ville, la régularité est marquée par les rythmes scolaires (cris d'enfants dans les rues, devoirs, etc.), et dès le matin, par la livraison à domicile du journal et du lait. Régularité que l'on ne perçoit que lorsqu'elle est altérée (ce qu'illustrera la chanson "No milk today", Herman's Hermits, 1966). Ces livraisons suscitent des échanges de type presque phatique : le temps qu'il fait, la santé des voisins... Le journal dans ces vies est la régularité, un rite autant qu'un contenu, le tissage au matin, par des informations élémentaires, du réseau du village défait pendant la nuit ("We must get it in the paper"), sa mise à jour. Le journal local est marqueur et miroir de la vie quotidienne, celle où il ne se passe rien et qu'on ne voit pas passer, celle où tout se passe et que l'on regrettera. Ainsi Emily, l'un des personnages, qui vient de décéder en accouchant, a l'occasion de revenir observer les vivants : elle choisit de regarder la matinée de son douzième anniversaire. Les cadeaux, le petit déjeuner, l'affection des parents, la préparation pour l'école... l'importance du matin, le recommencement du commencement. Ce huis clos est le bonheur. Tout ce qu'elle ne percevait pas tant qu'elle en était l'actrice, et qui, devenue spectatrice de sa propre vie, l'émeut, lui faisant concevoir à quel point les vivants ne comprennent rien à leur vie ("Do any human beings ever realize life while they live it? - every, every minute").
A la une de Time, January 12, 1953
Les médias réguliers sont générateurs d'invisible. Le quotidien d'abord, après la radio puis la télévision (le fameux 20H) ont instauré des rituels. La numérisation qui délinéarise et multiplie les occasions médiatiques détruit ces rituels de la journée. En installe-t-elle d'autres ? Sûrement. Selon quel rythme ? Nous ne le savons pas encore. "La répétition" est décisive pour instaurer l'insensibilité aux médas (M. McLuhan) et donner forme à l'événement ("la différence, "Gestalt") sur ce fond d'invisibilité.

Universalité de la vie au village comme espace de vie ? Chacun pensera à d'autres "villages" qu'il faut comprendre comme unités géographiques où se déroule le quotidien ("our town" est une expression intraduisible : "Notre petite ville" ne le rend pas mieux que "Unsere kleine Stadt"). Cf. l'usage paradoxal de l'expression à propos de Chicago, "My kind of town", par Frank Sinatra. Existe-t-il un équivalent urbain de "our town", aujourd'hui ? Un quartier, une rue ? Penser à "West Side Story"...

Il est  d'autres manières de rendre compte de cette vie sans événement. Citons  "La douceur du village", le moyen mètrage de François Reichenbach (47 mn) qui regardait un village français depuis son école primaire. Les vignettes de Joseph Cressot publiées d'abord dans Le Républicain lorrain, "Le Paysan et son village" (1937), pour saisir la vie d'un village haut-marnais, feuilleton qui deviendra Le Pain au lièvre. Celle de Pierre Ferran, Le Thuit Simmer (Ed. Jean-Pierre Oswald). A côté de ces approches littéraires et nostalgiques, rappelons la monographie de géographie politique de Roger Thabault, "Mon village. Ses hommes, ses routes, son école", (1944 puis 1982, aux Presses de la FNSP, avec préface d'André Siegfried).
Dans "Un coin de France" (septembre 1952), Paul Claudel évoquera brièvement l'expérience des "petites villes", les bruits familiers (la forge, les cloches, le coq), la régularité qui fait l'attente ("Le facteur va venir bientôt qui nous apporte le journal") et les événements infimes, inattendus : "Ne dites pas qu'il n'arrive rien !" : "On est tout le temps en contact avec quelque chose d'intéressant, je dis de vraiment intéressant parce qu'on y est soi-même intéressé".

jeudi 9 septembre 2010

Les mots qui nous manquent

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"Uns fehlen die Worte", avant d'être un livre, fut d'abord une émission de la chaîne germanophone 3sat qui réunit des programmes des télévisions des secteurs publics de langue allemande (Allemagne, Autriche, Suisse). Le principe de l'émission consiste à faire appel au peuple des téléspectateurs germanophones pour trouver "les paroles/expressions qui manquent" pour s'exprimer et communiquer dans la vie quotidienne, et proposer des solutions. Mais la langue se change-t-elle par décret ? Revenons au Cours de linguisique générale de Saussure (1906-1911) : "La langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives" ou encore "le signe linguistique échappe à notre volonté".
Les nombreuses réponses recueillies par l'émission peuvent-elles contribuer à l'enrichissement de la langue ? Cette créativité sur commande, à la demande, de type crowd sourcing, diffère radicalement de l'enrichissement spontané, involontaire, collectif, de la langue par ceux qui la parlent, la "masse parlante" (Saussure). Enrichissement déborde le strict lexique pour développer et entériner de nouvelles tournures.
Deutscher Taschenbuch Verlag (DTV), 10,6 €

Quels mots manquent ? Exemple.
Les germanophones n'ont pas de mot pour désigner la partie à l'intérieure d'un petit pain ("das leckere, weiche innere eines Brötchens") ; les francophones disposent d'un nom évident ("la mie"), en revanche, ils n'ont pas de mot pour "das Brötchen" (qui n'est pas un "petit pain"...). Situation identique en anglais où les traducteurs, "At a loss for words", diront "soft part of bred". Google translate, qui traduit le mot "mie" par "crumbs" (miettes) et "das Brötchen" par "rouleau", est fortement déconseillé, aux boulangers et aux examens !

Le marché des mots
Cet ouvrage renvoie de manière parfois spectaculaire, souvent humoristique, à la créativité langagière dans des sociétés où les médias numériques accélèrent la circulation des mots (de l'invention à l'imitation), étendent leur couverture et multiplient leur fréquence (puissance du buzz numérique, des copiés/collés, retwitt, RP, agrégateurs, partages, mash-up, etc.).
La notoriété d'une création langagière peut être acquise plus rapidement, et son obsolescence aussi : on pourrait estimer le GRP d'un mot, évaluer son image (de marque) voire même son bêta et leurs évolutions (mémo / démémo). Avec Internet, tout mot est une marque, et toute marque n'est qu'un mot (comme l'indique la possibilité d'acheter des noms de marque aux enchères dans Ad Words. Cf. le communiqué hostile de l'UDA). Les mots des noms de domaine ou de d'applis constituent également un marché des mots (cf. les problèmes de "name squatting" et de découvrabilité quand le nombre des applis d'Apple croît, dépassant 250 000). Problèmes voisins pour Twitter (usurpation de nom, d'identité, de marque).
Internet devient le dictionnaire des dictionnaires d'usage (c'est manifestement l'une des ambitions de Google), là où s'observent le plus aisément, mais pas exclusivement, les mouvements de la norme.

La question de la créativité langagière renvoie à la place des mots (Wörter) et paroles (Worte) dans les moteurs de recherche, à leur efficacité socio-linguistique pour le ciblage comportemental. A la place - presque vide - du sémantique aussi. La logique traditionnelle du marché des mots est dynamisée par l'évolution des moteurs de recherche (cf. Google Instant et la vitesse d'apparition des mots-syntagmes / suggestions-résultats).
Etant donné un besoin de communication, quels sont "les mots [qui] pour le dire arrivent aisément" ?
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