lundi 2 novembre 2009

La peur du déclassement

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Eric Maurin, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Editions du Seuil, 2009, 95 p.

Nos systèmes explicatifs, nos outils de ciblages manipulent des classes et groupes d'appartenance et de référence, sous la forme simplifiée, plus ou moins détaillée de catégories socio-professionnelles (PCS) produites et mises à jour régulièrement par l'INSEE. Commodes, ces catégories sont toutefois réductrices, sans dimension temporelle ; sauf travaux spécifiques, elles laissent échapper la mobilité sociale inter et intra-générationnelle, le changement social en cours et surtout la conscience plus ou moins lucide qu'en ont les acteurs. Or cette conscience des classes affecte les comportements et la résistance aux changements sous la forme d'anticipations plus ou moins rationnelles, d'attitudes et d'opinions.

Eric Maurin analyse un phénomène psycho-sociologique, la peur du déclassement, et le confronte à la réalité telle que la construisent les transformations des classes d'appartenance sous l'effet des politiques économiques, depuis 1945. En étudiant la situation française, il met en évidence les spécificités de l'organisation économique à la française à partir de ses données d'emploi et du droit du travail qui traduit les rapports de forces : puissance du secteur public, rôle du statut socio-économique, spécificité du système scolaire et universitaire. Diagnostic principal :  la société française est une "société à statut".

De l'histoire économique et sociale qu'il décortique émergent des notions que l'analyse des médias pourrait prendre en compte avec profit. Par exemple, l'auteur souligne l'enjeu croissant de la compétition scolaire qui "mine les familles" (p. 57) et pèse sur les épaules des enfants. Chiffres à l'appui, il démontre que seule l'école est "libératrice" et que le diplôme constitue la meileure protection contre le chômage et les emplois déqualifiants. Mais plus l'école se démocratise et plus la compétition scolaire est féroce, et plus les moyens extra-scolaires de réussite scolaire sont valorisés, à tort ou à raison. Il n'y a là aucun paradoxe ; Les Héritiers et La Reproduction (Bourdieu et Passeron) restent actuels. Ceci s'observe dans le foisonnement de médias de "bonne volonté culturelle" (presse pour enfants, pour parents d'élèves), dans l'interrogation sur le rôle d'Internet dans la compétition scolaire où sont plongés les enfants dès la maternelle, dans la lancinante dénonciation de la télévision des enfants, des jeux vidéo, etc.


Dans une société de mise en concurrence généralisée, la peur du déclassement, justifiée ou non, fonde le conservatisme de tous, le faible attrait de l'entreprenariat, les valeurs professionnelles refuge ; elle justifie l'importance accordée à la conquête d'un statut à tout prix. Tout est mis en place pour la préparation des concours, alors que bien peu prépare à la création d'entreprise. La peur n'est certes pas une notion sociologique, pourtant, à lire cet ouvrage, on perçoit qu'elle mériterait d'être consituée comme telle, tant elle colore l'ensemble des comportements sociaux et culturels, familiaux et personnels (stratégies à long terme : scolaires, résidentielles, matrimoniales, stratégies d'accumulation de capital social, culturel, etc.). L'investissement des familles pour maintenir leur rang à travers les générations excerbe les fractures sociales, l'individualisme, le séparatisme scolaire, résidentiel, la résistance à la mixité sociale et spatiale (tout cela étant indicible, notamment dans les enquêtes déclaratives).

Cet ouvrage demande à être discuté, à être confronté à d'autres travaux sur la crise. ll aidera à mieux comprendre le bouleversement en cours dans les consommations et dans les usages des médias. Surtout il peut conduire à reconsidérer les catégories de description des changements sociaux, à mieux prendre en compte le statut des personnes dans la description sociale puisque "la peur du déclassement est la passion des sociétés à statut" (p. 8). Cette variable est sans doute discriminante mais, pour être opérationnelle, elle devra être encore mieux décrite, plus complètement ; on pense aux travaux de Max Weber sur les "groupes de statut", de Ralph Linton (The Cultural Background of Personality, 1947) ou même de Vance Packard sur la recherche du statut aux Etats-Unis (The Status Seekers, 1959). Elle pourrait être prise en compte indirectement pour mieux assurer la représentativité des échantillons par quota (au moyen de la mobilité sociale). Comment se traduit-elle dans le discours publicitaire et sa sémiologie ?
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