mardi 27 mai 2025

Rencontre en cours de grec ancien de deux personnages blessés

 Han Kang, Leçons de grec, 2011, 2024 traduit du coréen par Jeong Eun-Jin et Jacques Batillot, Le Livre de Poche,189 p.

L'auteur qui est coréenne (du Sud) s'est vue décerner le Prix Nobel de littérature en 2024. Greek lessons a été publié en 2011 et traduit (en anglais) en 2023.

Ce roman commence par un cours de grec ancien donné à des étudiant(e)s coréen(ne)s. L'étudiante, maintenant un peu âgée, a une large fréquentation des langues : le coréen, toute petite, avec son frère, puis l'anglais et français, le chinois aussi. Puis l'allemand, en Allemagne.

On apprend son histoire par petits morceaux. Elle a eu un enfant dont la garde a été confiée par le juge à son mari dont les revenus sont plus stables que les siens. Elle a perdu sa voix, elle est donc muette, quant au professeur de grec, il est lui en train de perdre la vue. Elle communique avec lui en écrivant avec le doigt sur la paume de sa main, technique classique en Asie (pour la compréhension du chinois notamment).

Le cours de grec se poursuit, par instants, tout au long du roman qui est une sorte de pluri-biographie. Les étudiants travaillent, traduisent et discutent un dialogue de Platon, La République. Petit à petit, elle et le professeur de grec font connaissance, lentement, doucement ; " il ne connaît pas la cotte de mailles faite des mots qui piquaient son corps nu comme autant d'aiguilles".

C'est un très beau livre, qu'il faut lire doucement et relire, relire encore. Alors, on finit par mieux percevoir, deviner les personnages, leurs discours, leur malaise. Rien ne conclut mieux ce roman que la remarque d'un ami de l'héroïne : "Tu es trop littéraire pour faire de la philosophie... Ce que tu veux atteindre à travers la pensée n'est qu'une sorte d'extase littéraire" (p. 117). Alors, littérature ou philosophie ? Allez savoir...

NB : pour les hellénistes, page 114, le mot "arèté", cité par l'auteur, désigne chez Platon la vertu (le Ménon porte sur l'ἀρετή). Yvon Brès dans sa thèse sur La psychologie de Platon (PUF, 1968,) considère que l'adjectif qui correspond le plus adéquatement à ἀρετή, "bel et bon", est καλὸς κἀγαθός.

dimanche 25 mai 2025

Le diable, un soir au coin de la rue

Fernando Pessoa, L'heure du diable, édition bilingue, traduit du portugais par Maria Druais rt Bernard Sesé, 1989, éditions Corti, 105 p., 16 €. Postface par Teresa Rita lopes

C'est du diable dont il est question dans ce tout petit livre, mais du diable rencontré et raconté par Fernando Pessoa. En fait, il s'agit d'un dialogue entre le diable et une femme enceinte ; elle l'a rencontré au sortir d'un bal. C'est plutôt un monologue diabolique, un soir dans la rue, monologue tranquille, mais quelque peu mélancolique. Car le diable n'a pas le moral, il n'est, dit-il, qu'un "petit Diable de province" (ou "départemental"). Et il est "fatigué, surtout fatigué". Etre diable, ce n'est pas un bon job, manifestement, sans prétention ! "Je n'ai jamais eu la prétention de dire la vérité à personne - en partie parce que cela ne sert à rien, et en partie parce que je ne la connais pas". Tout comme Dieu, ajoute-t-il, d'ailleurs, ironique, qui ne semble pas en savoir davantage.

"Je corromps, c'est vrai, parce que je fais imaginer". "Mes meilleures créations - le clair de lune et l'ironie". Et, socratique, il affirme : "Le commencement de la science est de savoir que nous ignorons". Il se reconnaît peu dans les créations littéraires, et surtout pas dans celle du Méphistophélès de Goethe notamment. Shakespeare, en revanche lui va bien.

Voici un petit texte, plutôt drôle, très agréable à lire. Le diable s'y avère sympathique et souvent ironique. Lui qui conclut : "Je suis un pauvre mythe, madame, et, ce qui est pire, un mythe inoffensif".

lundi 12 mai 2025

Le travail de Bourdieu démonté et démontré

 Etienne Anheim, Paul Pasquali, Bourdieu et Panofski. Essai d'archéologie intellectuelle. Suivi de leur correspondance inédite, Paris, Les Edition de Minuit, 2025, 286 p, Index des noms, 23 €

Voici un ouvrage sur une des oeuvres majeures de Pierre Bourdieu. Majeure car elle se situe aux débuts de sa réflexion méthodologique et épistémologique sur le concept d'habitus, qui est l'un des constituants principaux des travaux de Pierre Bourdieu (la notion existait déjà chez Aristote, Husserl, etc). Majeure aussi car elle cumule plusieurs talents : la traduction de l'anglais de textes encore inconnus en français d'Erwin Panofsky, et le long commentaire (32 pages) par Pierre Bourdieu des textes de Panofsky dans la Postface. S'ajoutent également dans cette édition de nombreuses illustrations, une chronologie, une bibliographie et un index. 
Etienne Anheim, historien médiéviste, est normalien ; Paul Pasquali, sociologue, est chargé de recherches au CNRS ; ils sont l'un et l'autre membre du comité scientifique des Archives Bourdieu.

Cet ouvrage raconte l'histoire du livre qu'a produit Pierre Bourdieu. Le face à face, épistolaire uniquement puisque Bourdieu et Panofsky ne se rencontreront jamais, met en contact un jeune sociologue français (36 ans) et un très grand historien de l'art, allemand puis américain (il a fui le nazisme), qui a publié dans les deux langues et qui mourra un an après la publication de ce livre en français (il a 73 nans).
Le concept d'habitus, "cette grammaire génératrice de conduites" (Pierre Bourdieu évoque à ce propos Noam Chomsky), jouera un rôle essentiel dans les travaux ultérieurs de Pierre Bourdieu. Nous assistons donc à un travail de refondation, d'intégration de nouvelles ressources dans les sciences sociales. La brève correspondance Bourdieu - Panofsky est une correspondance de travail plutôt fructueuse (que donne cet ouvrage en annexes : "Correspondance décembre 1966 - juin 1967").

Ce livre est aussi un livre d'histoire de l'édition, bien au-delà de la simple traduction puisque le livre comme tel n'existe pas en anglais ; il intègre deux textes, une introduction aux textes de l'abbé Suger et le texte d'une conférence de Panofsky. Bourdieu s'en trouve donc à la fois l'éditeur, le traducteur et aussi l'auteur, un véritable "entrepreneur éditorial", dit Etienne Anheim. Le livre compte à ce jour onze réimpressions en français pour un tirage cumulé de près de 30 000 exemplaires.
Creuser dans les archives, effectuer un travail d'archéologues, faire de l'histoire intellectuelle, mettre en évidence des méthodes. Les deux auteurs démontent minutieusement, méticuleusement le travail accompli par Bourdieu, travail qui dépasse largement l'archéologie qu'évoque Foucault et s'efforcent de montrer le travail concret d'archéologie qui seul peut rendre compte de l'histoire de ce livre.
Superbe travail d'épistémologues et d'historiens de la pensée.