dimanche 30 mars 2025

Ravenne, capitale de l'empire romain pendant près de 5 siècles

 Judith Herrin, Ravenne. Capitale de l'Empire, creuset de l'Europe, 2020-2023, cartes, historique "Les puissances rivales : 395-876, index des noms (mais hélas pas des notions et concepts), illustrations photographiques, 507 p., traduit de l'anglais par Martine Devillers-Argouarc'h, éditions Passés Composés / Humensis, Paris, 2023, 27 €

Judith Herrin, Ravenna. Capital of Empire. Crucible of Europe, London, Penguin Random House, 537 p., index, Competing powers in Ravenna.

Ravenne est une ville italienne située dans le delta du Pô. La ville a subi 52 bombardements alliés en 1944, aussi a-t-elle beaucoup souffert. Ce sont aussi les lieux, plus modernes, de tournage, quinze siècles plus tard, d'un film de Michelangelo Antonioni, dans un univers industriel, le monde, si peu poétique, de la pétrochimie, Il deserto rosso (Le désert rouge) en 1964. C'est aussi la ville de Dante Alighieri, où est mort le poète que Florence avait banni.

Judith Herrin, l'auteur, est professeure au King's College de Londres (département de lettres classiques) et elle publie en 2020 l'histoire de Ravenne, du cinquième au neuvième siècle, après avoir publié plusieurs livres sur Byzance. Judith Herrin est archéologue et historienne. Elle est francophone. Son livre donne à comprendre et à suivre le rôle historique de Ravenna durant ces quatre siècles d'antiquité tardive. 

La ville est à l'époque protégée par un environnement marin et aquatique, elle est située "au  milieu des affluents marécageux du Pô" (p. 246), qui rendent son accès, et son siège, très difficiles à des envahisseurs terrestres. Elle est la capitale d'un monde mixte, située entre Rome et Constantinople ; on y vit et travaille donc en latin et en grec : les textes viennent de Constantinople en grec, ils sont traduits en latin et les réponses repartent en grec. Mais quel était "l'ordinary speech" des habitants de cette ville, apparemment plurilingue, carrefour permanent de cultures ? 

Judith Herrin évoque le travail, une Cosmographie, d'un auteur inconnu ; cette oeuvre décrit le monde  de l'Est vers l'Ouest, partant de Ravenna et y revenant après avoir parcouru les côtes méditerranéennes, en passant par Alexandrie et Constantinople. Confrontée à la pauvreté des sources,  l'auteur avoue "la nécessité de traiter les sources qui nous restent avec une précision de médecin légiste, afin de découvrir ce qu'elles racontent des grands événements et de la vie à Ravenne (p. 418). Charlemagne vint à Ravenne et s'en inspira pour son palais de Aachen (Aix la Chapelle), Theodoric, le prince ostrogoth régna à Ravenna pendant trente trois ans (493-526), succédant à Galla Placidia et à Odoacre ; il respecta les diverses religions présentes et notamment le judaïsme. Et ainsi va cette histoire de guerres, de célébrations religieuses, de naissances...

L'ouvrage sur Ravenna est remarquablement illustré de nombreuses photos des divers monuments de la ville, de ceux qui ont survécu aux bombardements et autres destructions du moins (mausolées, basiliques, etc.). L'auteur est indiscutablement fort savante et sait donc reconnaître ses difficultés ; elle sait aussi mettre en avant les manques. Elle semble connaître par coeur la ville, ses papyrus et ses monnaies, ses mosaïques, tout ce qui fait les quelques siècles d'histoire que couvre cet ouvrage. L'index est utile tout comme la cartographie des premières pages et la description, très concentrée, des pouvoirs militaires, politiques et épiscopaux. Le livre, un beau livre (en français), est indispensable à qui veut connaître l'histoire de Ravenna.

mardi 18 mars 2025

Les mains de Rome : superbe anthropologie historique

Sarah Rey, Manus. Une autre histoire de Rome, Paris, Albin Michel , 391 p.

"Donner un coup de main", "mettre sa main au feu", "pris la main dans le sac" : la main est présente dans tant de discours contemporains. 
Qu'en était-il à Rome ? L'historienne Sarah Rey en propose un inventaire historique, à partir du mot latin "manus" (main) et de ses usages dans la vie quotidienne. 

L'originalité de ce travail tient à son approche complète, totale de la société romaine ; l'importance de la main est "manifeste" (le latin manus, ici encore, pour l'étymologie) pour toutes les catégories sociales de la vie (mais les esclaves ?) et toutes les époques de l'histoire romaine. Il s'agit, déclare la préface de John Scheid, Professeur au Collège de France, d'une anthropologie historique dont le but est "de mettre en évidence le rôle central dévolu à la main dans ses composantes corporelles, mais aussi symboliques." 
Les travaux de Sarah Rey s'inspirent notamment de ceux de Marcel Mauss ("Les techniques du corps", 1934) et du durkheimien Robert Herz (polarité gauche - droite, "La prééminence de la main droite") dont le sous-titre était "Etude sur la religieuse", 1909. Elle souligne d'emblée, dans son prologue que "le corps est bien moins physique que social, et qu'il appelle de grands angles". 

Le livre commence par une histoire, un exemple, celui de Gaius Mucius Scaevola,"héros de la main" (appelé ensuite le "gaucher") qui mit sa main droite au feu pour témoigner de sa bonne foi. De là, on passe au droit, de la "manus iniectio", une main lancée sur un coupable, à la "mancipatio", prise en main d'une propriété. Et l'on suivra Sarah Rey dans des lieux dissemblables,"le forum, les tribunaux, les temples, les palais impériaux, les champs, les ateliers" à la recherche des mains dont il faudra interpréter la présence et le rôle. 
"Mains sans qualités" (allusion à Robert Musil, "ohne Eigenschaften" ?) : le dernier chapitre est consacré aux "mains modestes", mains calleuses, mains des pauvres, des plus humbles (humiliores) aux mains de femmes, aux mains d'enfants. Mais, "encore et toujours, le lieu commun règne en maître", et ce ne sont souvent que des caricatures qui évoquent ces mains serviles (mains d'obstétriciennes, d'agricultrices). Ces corps sont surtout "porteurs d'un danger social" : "les différencier nettement, c'est aussi raffermir les hiérarchies que les élites romaines ne veulent pas voir se modifier". 
Le droit et la vie religieuse connaissent de nombreuses passerelles que l'auteur met en évidence. Toute une "chorégraphie sociale" est analysée qui en pointe tous les gestes et les interprète. Car, à Rome, dit-elle, "la manus est placée sous le regard des dieux", les gestes de la main trahissent une pensée, une intention. "A Rome, la main dit l'homme tout entier", conclut-elle.
"La main est, à Rome, une institution. Sous ses meilleurs aspects, elle protège, console et vient en aide. Elle écarte les périls. Elle sauve. Elle accomplit les rites qui plaisent aux dieux. La main, c'est la morale même." Ainsi Sarah Rey achève-t-elle son travail. Les notes (explications, références) sont très nombreuses (pp. 245-381) mais rejetées en fin d'ouvrage (sûrement une idée économique de l'éditeur !) et à faire le va-et-vient du texte aux notes, on se prend à rêver de notes de bas de pages qui faciliteraient et enrichiraient la lecture. Heureusement, on peut aussi lire ces notes à part et elles s'avèrent très utiles (cf. la documentation ethnologique) et souvent passionnantes. 
Enfin, le livre se lit avec grand plaisir, on y apprend beaucoup et l'on finit par y revenir (un ou deux index y aideraient tant les références sont diverses et bienvenues). Il s'agit d'abord d'un superbe travail, et d'un excellent outil aussi qui se fera une place classique (pour les classes) dans les bibliothèques des anthropologues et des latinistes, des linguistes, des antiquisant-e-s et des épistémologues, puisque ce livre efface quelque peu les distinctions traditionnelles et suggère des recompositions des disciplines universitaires et scientifiques.

On retrouvera Sarah Rey, très didactique, sur Youtube, et excellente Professeure: Sarah Rey, Manus. Une autre histoire de Rome


dimanche 16 mars 2025

Les Juifs de Belleville, roman réaliste de l'après guerre

 Benjamin Schlevin, Les Juifs de Belleville,  Paris, traduit du yiddish par Batia Baum et Joseph Strasburger, Paris Perdu L'échappée, 549p. 

La traduction est nouvelle et cette édition apporte des éléments importants permettant de bien comprendre l'ouvrage. Le livre s'accompagne d'une préface du traducteur, Joseph Strasburg, et en fin d'ouvrage, d'un lexique, et, de textes éclairant le roman, textes d'excellente qualité établis par Denis Eckert : d'abord un "Lexique" (les mots du français technique et les mots de provenance étrangère, polonais, allemand surtout), puis les "Notes au fil du texte", suivi par "Les juifs de Belleville entre fiction et témoignage", "La réception du roman par la critique littéraire yiddish - 1948", "Schlevin, une biographie (1913-1981) et, pour finir, une "Bibliographie de l'édition critique". Au total, plus de 70 pages qui permettent une lecture juste et commode du livre, avant de commencer la lecture, pendant et après.

L'auteur, Benjamin Schlevin (Benjamin Szejnman), a été scolarisé en yiddish ; il sera élève de l'école normale d'instituteurs de Vilnius avant d'émigrer en France en 1934. Linotypiste dans le presse communiste, engagé en 1939, fait prisonnier, il est libéré par les Américains et revient à Paris. Sympathisant communiste, il s'éloigne du PCF dans les années 1950 alors que l'on assassine en Union soviétique de nombreuses personnalités juives.

La précédente traduction des Juifs de Belleville était médiocre, raccourcie, souvent fausse ; cette édition reprend le travail et nous donne une traduction complète, intégrale. Voici donc la nouvelle traduction d'un roman important de l'immédiat après-guerre, publié en yiddish en 1948. A la lecture, on ne s'ennuie jamais ; la vie des immigrés Juifs d'avant-guerre dans ce quartier de Paris y est décrite minutieusement. Le livre raconte, dans le détail souvent, la vie de la population des ouvriers et des petits artisans, venus de l'Europe de l'Est après le conflit de 1914-1918 et la révolution en Russie. C'est un roman social, réaliste, l'auteur admirait Balzac (dont il avait traduit La Cousine Bette en yiddish). Les Juifs de Belleville constituent un roman réaliste certes, même s'il invente quelques fois des situations et des événements. Il décrit de manière précise les conditions de vie et de travail des ouvriers et ouvrières récemment immigrés ; l'auteur, lui même fils de bourrelier, connaît la plupart de ces métiers, notamment ceux qui concernent le travail du cuir. Le dernier tiers du roman se déroule loin de Belleville et décrit la vie des volontaires engagés en 1939 et s'achève par leur séjour comme prisonniers de guerre dans un stalag.

Le livre met en évidence la langue de ces ouvriers et ouvrières immigrés, Français qui trouvent progressivement leur place dans la vie parisienne, vie tellement difficile. Voici un très beau livre, et le résultat d'un remarquable travail de traducteurs et d'éditeurs.

lundi 3 mars 2025

Girardin inventeur incessant de la presse moderne

Adeline Wrona, Emile de Girardin. Le Napoléon de la presse. Biographie,  Paris, 2025, 256 p. Bibliogr.

L'auteur est normalienne et Professeure en sciences de l'information ; elle raconte la vie pour le moins "romanesque" (elle aurait d'ailleurs pensé à d'écrire un roman sur Girardin) mais elle a finalement préféré écrire un "récit biographique" concernant Girardin. Batard célèbre, fils d'un général d'empire qui ne peut que l'ignorer mais l'aide un peu, Girardin a une vie qui s'avère d'emblée très compliquée. Ce qui ne l'empêche pas de devenir le plus puissant journaliste du XIXe siècle, l'une des premières fortunes françaises. Il est par ailleurs contemporain et ami de Victor Hugo, de Honoré de Balzac, de Lamartine et de Georges Sand pour ne citer que les plus célèbres.

Emile de Girardin crée d'abord "Le Voleur"; il s'agit d'une "prédation légale" souligne Adeline Wrona ; ce titre innovant qui imprime des extraits de toute la presse contemporaine, "une feuille fabriqué avec de la colle et des ciseaux", sera tout de suite imité par toute une famille de titres : "les voleurs" seront nombreux et Girardin, lui, deviendra riche.

Girardin est à la fois journaliste et entrepreneur. La Presse, créée en 1836 rend le journal quotidien accessible à un grand public en diminuant son prix pour le public (il passe de 80 à 40 francs) tout en augmentant le prix de la publicité (que paient les entreprises), prix qui est bien sûr indexé sur l'audience ("Tel nombre d'abonnés, tel prix d'annonces"). C'est le développement d'un double marché pour la presse qu'il démocratise ainsi car, écrit-il, "le journal est une marchandise trop chère ; c'est la presse à bon marché qui seule peut traverser l'opacité des masses et achever l'éducation constitutionnelle du peuple". Dans le même temps, il invente le roman-feuilleton et il confie à Balzac le premier feuilleton, "La vieille fille". 1836 restera une date de l'histoire de la presse française, et une date de naissance des médias, plus généralement.

Girardin imite souvent la presse anglaise, pratique un auto-recyclage systématique, un contenu passant d'un titre à l'autre, d'une de ses entreprises de presse à l'autre. Certes, il paraît instable politiquement, voire indécis, mais il faut ne pas être trop longtemps dans l'opposition qui coupe très vite de la vie économique du pays. Si la liberté de la presse le préoccupe toujours, l'obsède même, Girardin est toujours au coeur de la vie mondaine, il vit et habite dans les quartiers où elle se distrait et se raconte ; c'est un observateur précis, constant des moeurs du pays, des changements économiques et il investit très tôt, habilement, dans les chemins de fer et les mines de charbon, et même dans les chevaux.

Le sous-titre, reprenant un surnom de l'époque, est discutable car si Girardin / Napoléon ne connaîtra jamais vraiment le pouvoir politique suprême, sa vie ne connaîtra pas de Waterloo : il termine à près de 75 ans en travaillant à une loi sur la liberté de la presse, la fameuse loi du 29 juillet 1881 (il préside la commission qui élabore la proposition de loi).

Girardin a demandé à ses correspondants de détruire ses lettres aussi le travail de Adeline Wrona est-il original car elle accède aux archives des débuts de la 3ème République. Le livre est bien écrit et les lecteurs et lectrices trouveront dans ce livre une excellente biographie de Girardin mais surtout une histoire politique de l'époque. Et bien sûr une remarquable histoire la presse française.


Voir l'entretien remarquable d'Adeline Wrona dans Paroles d'histoire, "Girardin au coeur imprimé du XIXe siècle"

jeudi 2 janvier 2025

Les boursiers scolaires au XIXéme siècle en France

 Jean Le Bihan, Bourses et boursiers de l'enseignement secondaire en France. 1802-1914, Paris, puf, 2024, 493 p. Bibliogr.

C'est le début d'une "véritable" histoire des bourses et des boursiers. Et cette histoire traverse tous les régimes politique du dix-neuvième siècle, du premier Empire à la Troisième république. A la fin du XIXème siècle, on comptait 6 000 boursiers (soit 11% des lycéens en 1895 et, près de 20% si l'on prend en compte les diverses sortes d'aides financières qu'ils pouvaient recevoir).

Ce travail méticuleux n'apporte pas de conclusions définitives, modestie remarquable. Deux ordres d'enseignement coexistent alors en France, l'un de plus en plus gratuit, le primaire qui conduit les élèves jusqu'au certificat d'études, le second, payant, qui concerne l'enseignement secondaire et conduit jusqu'aux bacchalauréats. Le boursier est presque toujours un transfuge, il passe des classes populaires à la bourgeoisie, fût-elle petite. 

Le décret du 19 janvier 1881 marque le moment d'une grande réforme républicaine : les boursiers doivent appartenir à des familles dont la fortune est insuffisante (notion vague) mais dont les aptitudes scolaires sont importantes (difficiles à apprécier et à prévoir).

Quelle est la carrière du boursier ? Qu'en est-il de la méritocratie du système des bourses ? Tous ces points sont analysés et discutés finement par l'auteur. La carrière des boursiers culmine, souvent, par l'entrée dans les "grandes écoles", Ecoles normales supérieures, Ecole polytechnique et autres écoles spéciales militaires.

Le livre représente un excellent travail de recherche socio-économique. On peut bien sûr attendre un recours plus précis aux concepts de capital (culturel, social, économique), et le croisement, à peine évoqué, des stratégies matrimoniales (célibat, hypogamie) et éducatives. Mais Jean Le Bihan souligne les difficultés rencontrées, presque insurmontables, dans le suivi à moyen et long termes des anciens boursiers (travaux prosopographiques ?). Sans parler des critiques des boursiers rassemblées dans la revisite de The Uses of literacy (Richard Hoggart) par Paul Pasquali et Olivier Schwartz.

Et les filles, les femmes ? Elles sont muettes, absentes de ce travail et pourtant présentes par leur contribution au capital des boursiers, et notamment au capital culturel ; elles jouent sans doute un rôle majeur dans leurs ambitions, rôle oublié, jamais évoqué. Alors un travail sur celles qui portent la "moitié du ciel" (expression chinoise célèbre) serait maintenant bienvenu et l'auteur dispose des outils et des moyens de combler ce vide béant, alors... Car cela serait probablement mieux que ce que pourra faire la littérature.