lundi 3 mars 2025

Girardin inventeur permanent de la presse moderne

Adeline Wrona, Emile de Girardin. Le Napoléon de la presse. Biographie,  Paris, 2025, 256 p. Bibliogr.

L'auteur est normalienne et Professeur en sciences de l'information ; elle raconte la vie pour le moins "romanesque" (elle aurait d'ailleurs pensé à d'écrire un roman sur Girardin) mais elle a finalement préféré écrire un "récit biographique" concernant Girardin. Batard célèbre, fils d'un général d'empire qui ne peut que l'ignorer mais l'aide un peu, Girardin a une vie qui s'avère d'emblée très compliquée. Ce qui ne l'empêche pas de devenir le plus puissant journaliste du XIXe siècle, l'une des premières fortunes françaises. Il est par ailleurs contemporain et ami de Victor Hugo, de Honoré de Balzac et de Georges Sand pour ne citer que les plus célèbres.

Emile de Girardin crée d'abord "Le Voleur"; il s'agit d'une "prédation légale" souligne Adeline Wrona ; ce titre innovant qui imprime des extraits de toute la presse contemporaine, "une feuille fabriqué avec de la colle et des ciseaux", sera tout de suite imité par toute une famille de titres : "les voleurs" seront nombreux et Girardin, lui, deviendra riche.

Girardin est à la fois journaliste et entrepreneur. La Presse, créée en 1836 rend le quotidien accessible à un grand public en diminuant son prix pour le public (il passe de 80 à 40 francs) tout en augmentant le prix de la publicité (que paient les entreprises), prix qui est bien sûr indexé sur l'audience ("Tel nombre d'abonnés, tel prix d'annonces"). C'est le développement d'un double marché pour la presse qu'il démocratise ainsi car, écrit-il, "le journal est une marchandise trop chère ; c'est la presse à bon marché qui seule peut traverser l'opacité des masses et achever l'éducation constitutionnelle du peuple". Dans le même temps, il invente le roman-feuilleton et il confie à Balzac le premier feuilleton, "La vieille fille". 1836 restera une date de l'histoire de la presse française, une date de naissance des médias, plus généralement.

Girardin imite souvent la presse anglaise, pratique un auto-recyclage systématique, un contenu passant d'un titre à l'autre, d'une de ses entreprises de presse à l'autre. Certes, il paraît instable politiquement, voire indécis, mais il faut ne pas être trop longtemps dans l'opposition qui coupe très vite de la vie économique du pays. Si la liberté de la presse le préoccupe toujours, l'obsède même, Girardin est toujours au coeur de la vie mondaine, il vit et habite dans les quartiers où elle se distrait et se raconte ; c'est un observateur précis, constant des moeurs du pays, des changements économiques et il investit très tôt, habilement dans les chemins de fer et les mines de charbon, et même dans les chevaux.

Le sous-titre, de l'époque, est discutable car si Girardin ne connaîtra jamais vraiment le pouvoir politique suprême, sa vie ne connaîtra pas de Waterloo : il termine à près de 75 ans en travaillant à une loi sur la liberté de la presse, la fameuse loi du 29 juillet 1881 (il préside la commission qui élabore la proposition de loi).

Il demande à ses correspondants de détruire ses lettres. Le travail de Adeline Wrona est original, elle accède aux archives des débuts de la 3ème République. Le livre est bien écrit et les lecteurs et lectrices trouveront dans ce livre une excellente biographie de Girardin mais aussi une histoire politique de l'époque. Et surtout une remarquable histoire la presse française.


Voir l'entretien remarquable d'Adeline Wrona dans Paroles d'histoire, "Girardin au coeur imprimé du XIXe siècle"

jeudi 2 janvier 2025

Les boursiers scolaires au XIXéme siècle en France

 Jean Le Bihan, Bourses et boursiers de l'enseignement secondaire en France. 1802-1914, Paris, puf, 2024, 493 p. Bibliogr.

C'est le début d'une "véritable" histoire des bourses et des boursiers. Et cette histoire traverse tous les régimes politique du dix-neuvième siècle, du premier Empire à la Troisième république. A la fin du XIXème siècle, on comptait 6 000 boursiers (soit 11% des lycéens en 1895 et, près de 20% si l'on prend en compte les diverses sortes d'aides financières qu'ils pouvaient recevoir).

Ce travail méticuleux n'apporte pas de conclusions définitives, modestie remarquable. Deux ordres d'enseignement coexistent alors en France, l'un de plus en plus gratuit, le primaire qui conduit les élèves jusqu'au certificat d'études, le second, payant, qui concerne l'enseignement secondaire et conduit jusqu'aux bacchalauréats. Le boursier est presque toujours un transfuge, il passe des classes populaires à la bourgeoisie, fût-elle petite. 

Le décret du 19 janvier 1881 marque le moment d'une grande réforme républicaine : les boursiers doivent appartenir à des familles dont la fortune est insuffisante (notion vague) mais dont les aptitudes scolaires sont importantes (difficiles à apprécier et à prévoir).

Quelle est la carrière du boursier ? Qu'en est-il de la méritocratie du système des bourses ? Tous ces points sont analysés et discutés finement par l'auteur. La carrière des boursiers culmine, souvent, par l'entrée dans les "grandes écoles", Ecoles normales supérieures, Ecole polytechnique et autres écoles spéciales militaires.

Le livre représente un excellent travail de recherche socio-économique. On peut bien sûr attendre un recours plus précis aux concepts de capital (culturel, social, économique), et le croisement, à peine évoqué, des stratégies matrimoniales (célibat, hypogamie) et éducatives. Mais Jean Le Bihan souligne les difficultés rencontrées, presque insurmontables, dans le suivi à moyen et long termes des anciens boursiers (travaux prosopographiques ?). Sans parler des critiques des boursiers rassemblées dans la revisite de The Uses of literacy (Richard Hoggart) par Paul Pasquali et Olivier Schwartz.

Et les filles, les femmes ? Elles sont muettes, absentes de ce travail et pourtant présentes par leur contribution au capital des boursiers, et notamment au capital culturel ; elles jouent sans doute un rôle majeur dans leurs ambitions, rôle oublié, jamais évoqué. Alors un travail sur celles qui portent la "moitié du ciel" (expression chinoise célèbre) serait maintenant bienvenu et l'auteur dispose des outils et des moyens de combler ce vide béant, alors... Car cela serait probablement mieux que ce que pourra faire la littérature.