mardi 21 juin 2016

Luxe et mode en Chine


Danielle Elisseeff (sous la direction de), Esthétiques du quotidien en Chine, Paris, 2016, Institut Français de la Mode / Editions du Regard, 11,9€, 212 p. Dessins de Sylvia Lotthé et Song Jianming

L'ouvrage se donne pour objectif pluriel de faire le tour des esthétiques de la Chine contemporaine en une dizaine de contributions consacrées à l'architecture courante, à l'histoire et la géographie de la cuisine et des gastronomies, à leur rayonnement mondial (chapitre, hélas trop court, de Gilles Fumey). Un chapitre traite des philosophies chinoises et de leur relation à l'ostentation et au luxe. Un chapitre sur la santé, un chapitre sur le parfum (par Jean-Claude Ellena, Hermès). Tout cela pour sensibiliser les lecteurs à l'esthétique et à la sensibilité chinoises.

La tonalité dominante de l'ouvrage est comparatiste, plus ou moins implicitement : en quoi l'esthétique quotidiennne est-elle différente, en Chine, de celle que l'on connaît ailleurs, en Occident notamment. Au cœur de cette réflexion, se trouvent le luxe et la mode. Jacqueline Tsaï, auteur de La Chine et le luxe (Odile Jacob, 2008), donne un chapitre sur l'économie du luxe en Chine ; elle associe le luxe à la modernité et à l'abondance mais aussi à l'apparence (la face, 面子, mianzi). Ou Na (欧娜), doctorante dont la thèse, en cours, porte sur "l'émergence des acteurs chinois sur le marché international de la mode", a écrit un chapitre éclairant sur l'histoire de la mode occidentale en Chine, à partir du XIXème siècle ; elle approfondit notamment le cas du qipao, robe traditionnelle chinoise (旗袍).

Qu'est-ce que le beau (mei, 美), demande Danielle Elisseeff, sinologue et spécialiste de l'histoire de la Chine, qui a dirigé l'ouvrage ? La réponse à cette question socratique n'a pas avancé depuis Platon (Hippias majeur, dialogue aporétique sur la beauté, τὸ καλόν) mais les tentatives définition sans doute peu fécondes, restent intéressantes au plan linguistique. Dans les langues européennes, le mot "esthétique" est issu du grec qui renvoie à sensibilité, sensation ; en Chine, il s'agit d'un terme récent : l'étude du beau (美学).
 Jacqueline Tsaï évoque le rôle de la presse magazine occidentale, féminine d'abord puis masculine, et de ses versions chinoises dans la célébration de la beauté et du luxe : Elle (1988), Cosmopolitan (1993), Bazaar (2001), Marie Claire (2002), Trends Health (2003), Vogue (2005) puis Madame Figaro... Publicité oblige. Elle évoque également le rôle des boutiques dans les grandes villes où s'exposent les marques du luxe occidental. Avides de légitimation non commerciale, ces marques investissent également les musées chinois, tentant de profiter de la l'image désintéressée de l'art. Tout ceci s'accompagne, en retour, de l'expansion du tourisme chinois en Occident où les touristes viennent dans les capitales, faire provision de luxe et de distinction de masse. La Chine, livrée à "l'admiration xénophile (崇洋媚外"), est-elle l'Eldorado actuel du luxe ? Le luxe est-il vecteur de changement dans d'autres domaines : la langue, la socialisation ? Est-ce une soumission ou une résistance subtile au soft power occidental?... L'auteur pose des questions essentielles.
On aurait aimé en savoir davantage sur le rôle des médias, du cinéma aussi (célébrités), dans la confrontation de la Chine avec l'Occident. Quel rôle joue aujourd'hui le Web dans la diffusion de la mode dans le grand public, quel rôle les réseaux sociaux Weibo (微博), WeChat (微信), quel rôle les produits Apple ?
Cet ouvrage constitue une introduction convaincante à la sensibilité chinoise et une contribution importante à la réflexion sur le luxe.
  • N.B. Sur la place de la Chine dans l'économie du luxe, voir Global Powers of Luxury Goods (Deloitte)

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