mardi 7 janvier 2014

Médias et constructions nationales


Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Editions du Seuil, 1999, 311p., Bibliogr., Index.

"La check-liste identitaire", c'est ainsi que Anne-Marie Thiesse désigne avec humour l'inventaire hétéroclite des éléments symboliques réunis pour faire accroire aux populations que la nation existe et que nous avons une identité nationale remarquable. Ce bric-à-brac fabriqué de toutes pièces comprend la langue, bien sûr, les emblêmes, les commémorations, les monuments, les musées, les timbres, les billets de banque, les expositions, les manifestations sportives, des légendes inventées, des œuvres musicales, etc.
Complément logique de ce bric-à-brac culturel : le tourisme qui donne à voir et consommer le folklore national, le patrimoine, "la nation illustrée" : costumes traditionnels, paysages (recadrés par la photographie et les cartes postales), folklore rural et monuments restaurés, fêtes. La nation est aussi l'objet chéri des manuels scolaires (histoire, instruction civique, géographie, etc.), du sport (gymnastique, le rôle des Tours cyclistes, célébrations journalistiques des composantes territoriales de la nation). Tout fait nation : l'opéra, le foot, les loisirs en plein air...
Cela converge vers des topos sur l'âme nationale, l'art national et la nostalgie artificielle d'époques d'avant l'industrie, l'urbanisation. La crainte proclamée de l'affaiblissement de la nation et de la culture nationale s'acoquine bientôt avec des attitudes xénophobes, antisémites et moralisatrices, sexistes et racistes.

Les médias jouent un rôle essentiel dans l'élaboration des identités nationales et des langues nationales : les langues se nationalisent grâce à l'imprimé (livre puis périodiques) et surtout grâce à la radio et à la télévision. Le roman historique, lié au développement de la presse populaire (publications en feuilletons) contribuera aux identités nationales : il fournit des héros que le cinéma amplifiera (Notre-Dame de Paris). Les objets décoratifs reproduits en grande quantité ("reproductibilité technique") pour le consommation des touristes (lithographies, vaisselle, miniatures diverses), les spectacles historiques contribueront également à la célébration continue du sentiment national et à l'euphorie qui accompagne les consommateurs et les supporters dans une "communauté imaginée" (euphorie souvent guerrière). La création publicitaire aussi exploitera le filon de la nation.
Très précisément documenté, mobilisant de nombreux exemples, souvent inattendus, cet ouvrage d'historienne permet de penser la notion de média (son extension, son histoire). L'ouvrage souligne les effets invisibles des média et en fait saisir l'ampleur. Notons que ces effets, politiques et culturels, sont supposés et que la liaison causale est rarement démontrable ou vérifiable, comme pour la plupart des effets des médias (ce qui n'est pas un mince problème pour qui voudrait construire une science rigoureuse des médias).
Ouvrage décapant, indispensable à qui veut comprendre l'évolution récente et actuelle des médias.

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