lundi 4 juin 2018

Pratiques de lecture et travail intellectuel : le cas Voltaire


Gillian Pink, Voltaire à l'ouvrage. Une étude de ses traces de lecture et de ses notes marginales, Paris, CNRS EDITION, 270 p., 25 €, index.

L'objectif essentiel assigné à ce livre est de "comprendre la variété des pratiques de lecture" de Voltaire : quelles modalités matérielles de travail intellectuel les notes prises en marge d'un livre au cours de sa lecture, marginalia, trahissent-elles ? Pour répondre à cette question, le chercheur exploite le corpus des notes de Voltaire observables sur les volumes de sa bibliothèque.
La bibliothèque de Voltaire fut vendue par sa nièce à l'impératrice Catherine II de Russie en 1778 (l'impératrice acheta aussi la bibliothèque de Diderot), le roi de France ne s'y intéressa  pas, préférant embastiller les philosophes plutôt que les lire. Les volumes de Voltaire sont aujourd'hui réunis dans la Bibliothèque de Saint-Petersbourg. Il n'y a donc aujourd'hui aucun livre ayant appartenu à Voltaire dans les maisons de Voltaire, à Genève ( ou dans le château de Ferney, restauré au titre du "patrimoine". Parmi les livres de Voltaire (3 867 titres, 7 000 volumes), quelques milliers présentent diverses traces de lecture. L'ouvrage de Gillian Pink s'inscrit dans la lignée des travaux sur les "bibliothèques d'écrivains". Des analyses du même ordre ont été effectuées à propos de Stendhal, Denis Diderot, Paul Valéry, Arthur Schopenhauer, etc.

Gillian Pink établit d'abord une "typologie des traces de lecture", distinguant les notes écrites en marge, les apostilles, les signets insérés entre les pages, et les traces non verbales : les cornes (hauts ou bas de pages), les soulignements, le balisage de certains passages (par des chiffres, des lettres) : ces traces sont autant de repères pour servir le travail d'écriture de Voltaire. Les annotations concernent aussi des livres en latin, anglais, italien et espagnol ; elles sont parfois écrites en anglais ou en italien.
L'auteur insiste sur la matérialité des traces, sur le média, plus que sur leur contenu. Le marquage manuscrit est surtout effectué à l'encre (à la plume) mais aussi au crayon, à la mine de plomb, au crayon de couleur ou au pastel. Certaines notes sont recopiées par son secrétaire, le "fidèle" Jean-Louis Wagnière. Les marginalia exploitent au mieux l'espace blanc disponible, les marges latérales, bien sûr, mais aussi les pages de titres, les pages de garde, etc. On ne peut s'empêcher de penser à Pierre de Fermat (1637) qui, énonçant son "grand théorème" en marge d'une traduction de Diophante en latin, déclara que l'exigüité de la marge ne pouvait en contenir la "merveilleuse démonstration"...
Pour Voltaire, lire, c'est surtout travailler. On lui connaît peu de lecture de divertissement.
La note n'est pas autonome, la comprendre exige de se référer à son contexte : le lien est essentiel. Les notes constituent une personnalisation de la lecture savante, une aide pragmatique à la mémorisation pour faciliter la recherche ultérieure dans un livre, y retrouver une phrase, un mot, un paragraphe (visualisation mnémotechnique) ; son ergonomie apparente les notes au moteur de recherche (indexation). L'annotation est aussi une conversation (l'impression d'oralité, d'interaction étant donnée par les interjections).
L'analyse des annotations permet de suivre le travail intellectuel à partir de ses traces matérielles ; cela vaut non seulement pour les annotations mais aussi, simultanément, pour les pots-pourris de textes en apparence disparates (extraits) colligés en carnets ou cahiers (selon l'ars excerpendi de la Renaissance), les pense-bête, les notes de lectures. Tous ces éléments peuvent être rapportés à un projet d'écriture, reliés à une intention ; on parle alors de leur vectorialité.

Cet ouvrage peut être l'occasion de reprendre quelques questions classiques, posées lors de chaque édition des œuvres, plus ou moins complètes, d'un auteur :
  • Où commence l'œuvre, où s'arrête-t-elle ? Les notes, la correspondance, les listes, les documents comptables en font-ils partie ? 
  • Faut-il traiter la note marginale comme un genre littéraire, une forme brève ?
  • Appartient-il à l'auteur de délimiter lui-même son œuvre, à ses ayants droit ?
  • L'examen de la bibliothèque d'un auteur, sa disposition, son classement, les reliures, etc. permettent d'observer des pratiques de citation, des modalités de mémorisation, de rétention.
  • Les annotations font voir l'évolution de la mise en page des livres, l'évolution des formats, de la spacialisation des textes, etc.
Le travail de Gillian Pink constitue une contribution rigoureuse à la "génétique textuelle" et, plus généralement, une invitation à réfléchir aux modalités matérielles du travail intellectuel et à leur évolution, réfléchir au geste intellectuel, à "l'établi mental" de l'écrivain, selon la belle expression de Jean-Marc Chatelain (o.c.). Comment le travail de l'écrivain est-il bouleversé par les outils mécaniques puis informatisés : annoter un texte lu sur un Kindle, annoter un PDF, copier avec Evernote, classer des fichiers, les indexer (tags), lire des textes en langue étrangère (traduction automatique), constituer des pots-pourris (notebooks), des listes, etc. ?
Comme toujours, le décalage historique, lorsque l'on rentre dans les détails, s'avère fécond pour observer et penser le présent de nos médias.

Références
  • Amir D. Aczel, Fermat's Last Theorem, Unlocking the secret of an ancient mathematical problem, 1996, New York, Delta Books, 147 p. Index.
  • Jean-Marc Chatelain, "Les "gardoires" du lettré : la construction humaniste d'un instrument de  lecture", in Lieux de savoir 2. Les mains de l'intellect, Paris, Albin Michel, 2011.
  • Paolo dOrio, Daniel Ferrer, Bibliothèques d'écrivains, Paris, CNRS Editions, 2001, 255 p.
  • Eszter Kovacs, Sergueï V. Korolev,"La Bibliothèque de Diderot. Vers une reconstitution", Studi Francesi, 174 (LVIII | III), 2014
  • Andrei Minzetanu, "La lecture citationnelle ou l’ars legendi comme ars excerpendi", Littérature, 2012 / 4, N°168.

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