lundi 8 février 2016

Heidegger, encore



Guillaume Payen, Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme. Paris, 2016, Bibliogr., Index, éditions Perrin, 681 p.

Encore une biographie intellectuelle de Heidegger. Cette effervescence éditoriale récente (cf. l'interview en différé) trahit l'actualité de cette philosophie et de ses acteurs (cf. infra, Hannah Arendt à la une d'un magazine). Comment comprendre cette effervescence ? On peut proposer deux explications. La première est la publication récente des quatre volumes des Cahiers noirs de Heidegger qui apporte des faits nouveaux, incontestables, sur le partage par le philosophe des idées majeures de l'hitlérisme, dont l'antisémitisme.

Une seconde explication demande de prendre en compte la place occupée par la philosophie dans la vie intellectuelle française. Le statut obligatoire de la "philo" au baccalauréat, examen d'entrée à l'université française, son rôle dans les concours de recrutement des écoles à la fois comme contenu et comme rhétorique (l'omniprésente dissertation, les oraux plus ou moins "grands" qui recyclent les topos des programmes de philosophie) crée un public nombreux : professeurs de philosophie dans l'enseignement secondaire, étudiants futurs professeurs. Cette intelligentsia trouve dans l'œuvre de Heidegger nourriture et distinction. D'où l'importance, pour ce groupe de disculper Heidegger à tout prix et de banaliser voire "oublier" sa participation à l'Etat nazi en avril 1933.

Le livre de Guillaume Payen a bénéficié d'une bourse de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Heidegger coupable ? Pour Guillaume Payen, historien, il n'y a plus aucun doute : Heidegger fut nazi et antisémite, et haut fonctionnaire de l'Etat nazi et membre du parti (NSDAP). Certes, mais, qui en Allemagne en 1933, à part les communistes, ne collabora pas à l'Etat nazi. Tous "Mitläufer" ("collaborateurs passifs ", compagnons de route) ? De leur côté, les Etats occidentaux, leur diplomatie et leurs grandes entreprises n'ont-ils pas collaboré avec l'Etat nazi ? Ainsi des jeux olympiques de 1936 à Berlin ou de la non-intervention pour aider les Républicains en Espagne. 
Affichage Mediakiosk, février 2016
Alors, Heidegger, coupable, comme tout le monde ? 
Quand tout le monde ou presque était nazi en Allemagne, Heidegger le fut aussi. Quand plus personne ne put se dire nazi en Allemagne, Heidegger fit comme tout le monde, il dissimula.
Une question subsiste, bien sûr : comment un professeur de philosophie peut-il être nazi, question que posa l'heideggerien Jürgen Habermas en 1953, dans la presse allemande (FAZ) ? Mais, les professeurs de philosophie français furent-ils résistants ? Pour un Jean Cavaillès, un Jean-Toussaint Desanti, un Georges Canguilhem, un Jean-Pierre Vernant, résistants actifs, combien de "Mitläufer" ? Mais peut-être faudrait-il ne pas soumettre la philosophie au jugement politique !

L'auteur décrit la formation catholique de Heidegger d'abord, puis son activité nazie comme "Führer" (recteur) de l'université de Freiburg, puis, enfin, son rétablissement progressif comme professeur de philosophie dans cette même université puis sa reconnaissance européenne avec le soutien complaisant d'universitaires français, de René Char... Même Paul Celan n'y fut pas insensible malgré ses suspicions.
Chemin faisant, Guillaume Payen revient à plusieurs reprises sur une dimension sous-estimée mais essentielle de la formation de Heidegger, son l'attachement au pays natal (Heimat), au sol (Boden) et à ses racines, attachement qui le prédisposait à accueillir favorablement les composantes "völkisch" du nazisme. 

Aujourd'hui, l'engouement pour la philosphie de Heidegger peut participer, qu'on le veuille ou non, de la banalisation de l'antisémitisme, de son acceptabilité. Particulièrement révélateur s'avère le chapitre 12 du livre, le dernier, où l'auteur expose le débat qui s'est développé à propos de Heidegger en France, depuis sa mort : "l'affaire Heidegger après Heidegger". Les débats entre professeurs de philosophie furent relayés, plus ou moins aveuglément, par les journalistes et les médias, que Heidegger détestait au titre du bavardage, du "on". Et le Web propagea "l'affaire" au-delà de son public cible (les spécialistes), réduisant à peu les délais de réception. L'internationalisation se compliqua des problèmes de traduction, l'obscurité, tant en allemand qu'en traduction, fonctionnant comme barrière à l'entrée du territoire intellectuel. Par exemple, le nazisme qui s'entend clairement dans le vocabulaire de Heidegger s'estompe et se brouille dans les traductions : völkisch, Führer, Gefolgschaft, Blut und Boden, Bodenlosigkeit, Führung, etc

L'ouvrage fait voir à plusieurs reprises le statut qu'accorde Heidegger aux médias. La première dimension des médias est celle de l'opinion, du bavardage (das Gerede), le "on" déjà présente dans le "premier Heidegger", c'est l'effet de la communication de masse, du journal aussi bien que des transports publics. La seconde dimension qui touche les médias et que Heidegger met au cœur de son œuvre, concerne la dictature de la technique dans le monde moderne. A la fois, accepter la technique tout en refusant de se laisser dominer par elle ("die Gelassenheit zu den Dingen", 1955) ? Que vaut cette réflexion, inspirée par Ernst Jünger, à la lumière actuelle de l'intelligence artificielle, du Web et du machine learning, de l'internationalisation à marche forcée du village mondial ? On ne peut l'évacuer, une science sociale des médias devra y revenir.

Le livre de Guillaume Payen est une longue et minutieuse mise au point, une synthèse fourmillante de détails et d'arguments. Les lecteurs seront convaincus qu'il existe une composante nazie de la philosophie de Heidggger. Mais faut-il jeter tout Heidegger ? Existe-t-il deux Heidgger, l'un acceptable, le premier, celui de Sein und Zeit (1927), le second inacceptable, compromis avec le nazisme (1933) ? Que peut-on garder de Heidegger qui ne soit corrompu par son nazisme crasse ? Quand la contamination a-t-elle commencé ? Peut-on séparer le "noyau" phénoménologique de sa "gangue nazie" et remettre cette philosophie sur ses pieds ? Emmanuel Levinas, qui suivit les cours de Heidegger en 1928, en fut ébloui ; lui qui fut l'auteur, dès 1934, de "réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme" ne voyait-il pas dans Heidegger "l'un des plus grands philosophes de l'histoire" ? Et Hannah Arendt, déclarant en 1969 : "la pensée est redevenue vivante" ? En revanche, Pierre Bourdieu, que semble ignorer Guillaume Payen, y décèle plutôt une mystification où la philosophie, son style brillant, son jargon hautain, faits pour impressionner, cachent, euphémisent le politique. Une formation de compromis comme le discours heideggerien facilite les compromissions. Ces deux approches, historique et sociologique, s'éclairent mutuellement.


Références :

Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, suivi d'un essai de Miguel Abensour, Paris Rivages Poche, 1997. 108 p.

Martin Heidegger, Gelassenheit. Heideggers Meßkircher Rede von 1955, Verlag Karl Alber, Freiburg, 2014, 107 s. Texte publié dans le tome 16 des œuvres complètes (Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann, Frankfurt, 2000.

Sur la nazification de la langue allemande, se reporter à l'ouvrage de Viktor Klemperer , LTI Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1975, Reclam, 385 s. Publié en français (LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. 377 p.).

Sur la langue de Heidegger, Georges-Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande, Paris, 2016, CNRS Editions, 236 p., Index, 20 €.

Sur le style philosophique de Heidegger, voir Pierre Bourdieu, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Editions de Minuit, 1988. 125 p., Index.

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