mercredi 6 janvier 2016

Pierre Bourdieu : une sociologie du destin


Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France. 1981-1983, Paris, Editions du Seuil, 738 p.

L'ambition déclarée de ce cours de sociologie générale par Pierre Bourdieu est d'exposer de manière dynamique "le fonctionnement conceptuel" de sa sociologie à partir de notions clés : le champ, les différentes formes de capital (culturel, symbolique, social), l'habitus et la reproduction. Axiomatisation des principes élémentaires avec des schémas illustrant le système des positions sociales, les stratégies, les classements (et notamment le classement de ceux qui classent), les intérêts.
Retranscription de cours, le texte traduit les hésitations du Professeur, la prudence dans ses affirmations, ses scrupules. Le lecteur peut lire la sociologie en marche, se faisant, suivre le raisonnement sociologique "en cours" ; Pierre Bourdieu réfléchit en direct devant son auditoire, avec son auditoire ; il ne cesse de se reprendre, de se corriger, de digresser, de multiplier les précautions, les références, de tenter des énoncés, de s'excuser. Il en résulte un style parfois compliqué et c'est un beau travail des éditeurs que d'avoir réussi à rendre lisible un tel document oral sans qu'il perde de sa spontanéité et de sa solidité. Notons qu'un tel mode d'exposition est indissociable de la nature de ce qu'énonce Pierre Bourdieu, qui rappelle à la fin de l'un de ses cours, une phrase de Gaston Bachelard dans La philosophie du Non : "Tout ce qui est facile à enseigner est inexact".

Trafiquant d'armes sociologiques, Pierre Bourdieu est touchant dans son souci timde de vendre la mèche du monde social mais aussi de ne pas trop résister à la tentation de l'humour et du sarcasme. Pierre Bourdieu cherche à transmettre un modus operandi, une méthode que ses auditeurs pourront appliquer à toutes sortes d'objets de leurs choix (par exemple, pourquoi pas, les discours publicitaires ou le champ des acteurs de l'économie du Web), des manières de penser plutôt que des pensées achevées (opus operatum), une "théorie de la pratique". Il aimait dire - et croire, sans doute - que la sociologie était un sport de combat ("on s'en sert pour se défendre") : énoncé repris comme titre du documentaire de Pierre Carles. Toutefois, quitte à déplaire à ses fans, Pierre Bourdieu a luttté sans cesse contre les présentations simplificatrices et démagogiques de ses travaux.

Qu'est-ce qu'une "sociologie générale" ? Peut-on concevoir des concepts sociologiques passe-partout, indifférents aux objets analysés, aux époques ? Pierre Bourdieu le croit fermement et ce sont ces concepts qui font l'objet de cette année de cours.
Son travail sociologique semble le couronnement du paradigme durkheimien qui, pour la recherche, mobilise analyse multivariée et régression, exploitant des données issues de statistiques administratives et d'enquêtes recueillant des déclaration d'opinion. Le tout est croisé avec une impresionnante érudition documentaire, s'appuyant, pour la phase d'exposition des résultats, à un édifice conceptuel raffiné.

A quelles conditions la sociologie peut-elle se distinguer du journalisme ? Elle semble souvent en continuité avec l'écriture journalistique. Les deux pratiques se distinguant surtout par leurs publics, vulgarisation pour le journalisme, "production pour producteurs" pour les travaux sociologiques. La sociologie de Pierre Bourdieu ne dispose guère d'outils de rupture facile avec le sens commun (en est-il ?). Pourtant, elle en a essayé des outils de rupture, puisant dans la linguistique, la statistique, la photographie (cf. Epistémologie de la connaissance photographique), l'ethnologie (Kabylie, Béarn). Mais Pierre Bourdieu n'ayant jamais travaillé en dehors de l'Université, il n'a de vision des entreprises que lointaine, vision indirecte par l'entremise de livres et d'articles, d'entretiens. Aussi, beaucoup de ses réflexions et illustrations renvoient-elles à la sociologie de l'enseignement, à la sociologie de l'art et de la culture (cf. Manet). Sociologie de la chaire ? Amor fati, comme il dirait ?

Dans ses cours au Collège de France, Pierre Bourdieu relit - et relie sans cesse - les pères fondateurs de la sociologie : Karl Marx, Max Weber, Emile Durkheim. Il mobilise aussi la phénoménologie (nombreuses références aux œuvres de Edmund Husserl), l'épistémologie de Gaston Bachelard, la linguistique (John Austin, Emile Benvéniste, Ferdinand Saussure, William Labov), et surtout la philosophie classique (Platon, Descartes, Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel, Heidegger). Double moteur des réflexions de Pierre Bourdieu, philosophie et sociologie en fournissent l'outillage conceptuel.

Que peut encore cette sociologie ? Résiste-t-elle à la disruption introduite par des techniques de recherche et d'analyse issues de l'intelligence artificielle (réseaux neuronaux, machine learning, deep learning) ? A l'analyse multivariée qui multiplie les hypothèses et les tests statistiques, l'intelligence artificielle semble opposer une analyse sans hypothèses (unsupervised learning), des classements sans a priori (clustering) et des liens inattendus à partir de quantités massives de données. C'est là sans doute que pourrait commencer aujourd'hui la critique du travail de Pierre Bourdieu dont les cours au Collège de France constituent un exceptionnel outil de réflexion et de culture pour les sciences du social, et, tout particulièrement, pour celles des médias.

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