mardi 19 mai 2015

S'engager à se désengager


David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Edition Métailié, Paris, 2015, 207p. Bibliogr.

"Nos existences parfois nous pèsent" : ainsi commence l'ouvrage de David Le Breton. Cette affirmation liminaire est le pendant du postulat existentialiste : "l'homme est condamné à être libre" (Jean-Paul Sartre). Cette injonction pèse, et nos contemporains, ivres de "divertissement", aimeraient parfois relâcher la pression qu'ils subissent dans tous les moments de leur vie personnelle et professionnelle. D'autant que cette pression sociale est désormais aggravée par les médias nouveaux et les réseaux sociaux, omniprésents et instantanés, mobiles et portables.
David Le Breton décrit une réaction de plus en plus fréquente à cet enfer, "disparaître de soi" : "j'appellerai blancheur cet état d'absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté d'être soi". Comportement de résistance à une organisation sociale qui sécrète précarité, angoisse et stress.

L'auteur, professeur de sociologie à l'université de Strasbourg traite du désengagement, de l'indifférence, du "retrait du lien social" sous toutes ses formes. Beaucoup de ses exemples proviennent de la littérature : Emily Dickinson, Fernando Pessoa, Georges Perec, Robert Walser, Herman Melville (Bartleby), Samuel Beckett, Georges Simenon, Paul Auster... tous ont évoqué cette logique de désengagement social. L'auteur aurait pu évoquer, pourquoi pas, la vie du mathématicien Alexandre Grothendiek. Loin de la littérature, les formes banales de la "disparition de soi" sont multiples : le sommeil, la fatigue (burn out), la dépression... L'auteur évoque aussi la "souffrance au travail" (citant Christophe Dejours), "l'usure mentale" dans les entreprises où les employés peuvent être considérés comme variables d'ajustement. Un chapitre entier est consacré à l'adolescence et aux contraintes de l'identité, un autre à la maladie d'Alzheimer où les vies se défont. Quel diagnostic commun pourrait les réunir ? Quelle aliénation ?

Pourquoi "Disparaître de soi" devient "une tentation contemporaine" ? Qui succombre, qui résiste ?Si l'ouvrage recense de nombreuses formes courantes, discrètes, de résistances aux diverses formes de contrainte sociale, il met aussi l'accent sur les formes pathologiques, extrêmes.
L'angle choisi par l'auteur pour regarder la société est original, situé à l'intersection du sociologique et du psychologique ; ce point de vue, cet angle pourraient s'avérer particulièrement fécond pour analyser l'évolution issue des nouveaux médias et de leurs exigences sociales dont témoigne, par exemple, le droit au déréférencement, droit à l'oubli contre l'atteinte à la vie privée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux.
S'évader de soi, s'évader des personnages qui fabriquent pour chacun une identité carcan (personnalisation à partir de nos données) ? Le dernier épisode de Mad Men qui montre Don Draper, dépressif, "disparaître de soi", se défaire de ses personnages, un à un, et des contraintes accumulées tout au long des épisodes de sa vie. Comment "glisser entre les mailles du tissu social" et de ses exigences, de son économie ? Tout au long de l'ouvrage de  David Le Breton, chemine une interrogation sur l'identité et sur la personnalité, thèmes lancinants des médias sociaux (personnalisation, recommandation). A lire cet ouvrage, le besoin urgent se fait jour d'une socianalyse des médias sociaux et de leur impact sur la vie quotidienne.

N.B. Sur un thème voisin, voir l'ouvrage de Byung-Chul Han, Müdigkeitsgsellschaft, Matthes & Seitz, Berlin, 2010, 70 p. (traduction française : La société de la fatigue, Circé).

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