jeudi 18 décembre 2014

Annie Ernaux : réflexions faites sur l'écriture


Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, éditions Gallimard, 2014, 113 p., 12,9 €

L'écrivain revient toujours sur les lieux de ses livres. Michelle Porte est la réalisatrice d'un documentaire, "Des mots comme des pierres", consacré à Annie Ernaux, diffusé sur France 3 en 2013. La situation d'interview télévisée obligeait Annie Ernaux à parler devant / à une caméra. Cette sommation muette faite à l'écrivain, "la sorte d'urgence qu'elle (la caméra) impose de répondre", l'a amenée à effectuer un retour sur son œuvre. Il s'en suit une biographie conduite par ses lieux : sa maison en banlieue parisienne (Cergy), la maison de son enfance, le café-épicerie d'Yvetot dans le Pays de Caux.

"La mise en mots", selon une expression d'Elsa Triolet, s'effectue dans ce cadre. Si Annie Ernaux, comme Jean-Paul Sartre (Les mots), a passé toute sa vie dans les livres, ce ne sont pas les mêmes livres. Elle évoque le rôle du dictionnaire Larousse, du Tour de la France par deux enfants (Augustine Fouillée, 1877), manuel de lecture qu'avait utilisé son père, les magazines féminins de sa mère (Confidences, Les veillées des Chaumières, Le Petit Echo de la Mode). L'auteur évoque la place et le rôle des photos dans son travail, qui lui permettent de retrouver le passé et fonctionnent pour l'écriture comme stimuli de la mémoire : statut "passé / présent" des photos de famille, des photos sans prétention esthétique, représentant des personnes (cf. Les années, et surtout Retour à Yvetot ou L'Usage de la photo). Photos de ce qui a eu lieu.

Dans cette auto-analyse littéraire, chemine partout une réflexion continue sur l'appartenance de classe, appartenance qu'il faudait effacer ou dissimuler, trahir, pour réussir dans la vie : ainsi du refoulement des "mots normands" de la langue populaire, par exemple, au profit de la langue légitime de l'école et de la littérature. Là se lit l'importance de l'enfance, des parents, qui, jamais, par construction, ne peuvent savoir ce qu'ils font.
Annie Ernaux rend compte de "la violence feutrée de la domination culturelle" mais aussi de la violence dure, sérieuse, faite aux femmes, violence qui est le point de départ de son premier roman, Les armoires vides (1974) puis de L'événement (2000). Double détermination, double domination.
Est-on condamné - à et par - ses classes sociales d'appartenance et de référence ? Le rêve imposé de mobilité sociale, et spatiale, serait-il la dernière ruse de la domination, la dernière illusion de liberté ? Annie Ernaux se perçoit en "transfuge de classe", en "parvenue" : cette conscience de classe est-elle une dimension, ultime, de la domination ? Annie Ernaux, comme Pierre Bourdieu, a "l'insoumission comme héritage". Au-delà de tout, au-dessus des classes se trouverait l'écriture comme "vrai lieu", comme utopie...

Livre de réflexion sur les livres, "le vrai lieu" approfondit l'analyse de la "production littéraire" en général et de celle d'Annie Ernaux, en particulier. On ne suivra donc pas ce fonctionnaire d'ambassade que cite Annie Ernaux et qui aurait déclaré : "elle ne sait pas du tout parler de ses livres". Il semble qu'elle en parle très bien, au contraire. Et donne envie de les lire, de les relire mieux.


A noter : une émission de France Inter, "L'écrivaine Annie Ernaux". Quant au film, hélas, il est encore introuvable... La disponibilité des œuvres télévisuelles partout, tout le temps reste un vœu pieux. Alors, France 3, service public ! Il ne suffit pas de concevoir et faire réaliser des émissions, encore faut-il les rendre disponibles, tout le temps, sur tout support.

1 commentaire:

  1. « Annie Ernaux, comme Pierre Bourdieu, a "l'insoumission comme héritage". Au-delà de tout, au-dessus des classes se trouverait l'écriture comme "vrai lieu", comme utopie.. »

    Il est vrai que Bourdieu a grandement influencé l’œuvre d’Annie Ernaux. Dans son article sur la mort de Bourdieu, « Bourdieu : le chagrin » paru au journal Le Monde (5/02/02), Annie Ernaux donne un aperçu de ce qu’a été Bourdieu pour elle : « Lire dans les années 1970 Les Héritiers, La Reproduction, plus tard La Distinction, c'était - c'est toujours - ressentir un choc ontologique violent. J'emploie à dessein ce terme d'ontologique : l'être qu'on croyait être n'est plus le même, la vision qu'on avait de soi et des autres dans la société se déchire, notre place, nos goûts, rien n'est plus naturel, allant de soi dans le fonctionnement des choses apparemment les plus ordinaires de la vie ».

    Annie Ernaux dans son œuvre et notamment dans Les Années, se fixe sur des détails très précis, sur des comportements qui renvoient à un type d’éducation particulier et dans son cas celui des parents. La petite bourgeoise qu’elle va devenir, son essor social va s’accompagner de nouvelle façon de parler, de manger (chez les bourgeois on ne sauce pas l’assiette). L’écrivain reprend à Bourdieu ces détails très concrets qui sont le fruit d’une éducation et donc d’une certaine culture. Si elle aime à ce point Bourdieu c’est parce qu’il a mis les mots sur un ressenti intime qu’elle avait. Ce que Bourdieu amène, c’est le mot « acculturation » et ce qu’il dit, c’est que ce n’est pas la faute d’un individu, ce n’est pas une trahison, mais le fonctionnement tout à fait classique de la société par abandon d’une certaine culture et découverte d’une autre. La sociologie à la Bourdieu « défatalise l’existence » c’est-à-dire qu’elle donne des explications rationnelles là où on croyait qu’il y avait un fatum cad quelque chose contre lequel on ne pouvait pas lutter. La sociologie de Bourdieu fonctionne comme une libération pour Annie Ernaux. Et en effet, toute son œuvre parle de son changement de langage, en passant du modèle familial au modèle de l’école jusqu’au professorat. Dans les Années, elle revient sur la honte qu’elle a éprouvé (pas de tv, de frigo, honte de recevoir les garçons chez elle) et en lisant Bourdieu, elle comprend qu’elle n’a pas à avoir honte de cela, il faut au contraire dire le refoulé social, donner la parole au dominé à travers l’art le plus noble qui soit qui est la littérature.


    RépondreSupprimer