jeudi 6 mars 2014

Le marché, un bien public


Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages d'une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, Index., Bibliogr. et sources Internet, 442 pages, 22,9 €.

L'ouvrage est dense et d'une richesse complexe, foisonnante tant il convoque de domaines pour rendre compte de l'histoire du marché (et non des marchés) : histoire religieuse, histoire sociale et politique, exemples et étude de cas issus de différentes périodes et de cultures éloignées. Au cœur de la réflexion de Laurence Fontaine, armant son argumentation, se trouve l'œuvre d'Adam Smith, décidément moderne. Au passage, elle égratigne la théorie braudélienne des "économies-monde" contre laquelle elle rétablit le rôle des réseaux marchands informels, avec les foires, les vendeurs de rue, les marchands ambulants, les colporteurs. Ces réseaux fluides sont des facteurs de mobilité sociale.

L'auteur s'applique à réhabiliter l'économie vivante, informelle, "à hauteur d'homme", qui représente une contestation tacite de l'économétrie théorique qui s'en tient aux anticipations rationnelles d'acteurs abstraits et aux grands agrégats.
Hors du plaisir intellectuel, que peut-on faire de ce travail ? A la lumière du travail de Laurence Fontaine, il serait certainement fécond d'analyser les transformations qu'Internet apporte à l'organisation du marché. Pensons aux marchés de seconde main, à la modernisation et à l'élargissement des vide-greniers, des garage sales, à la revente des cadeaux : que changent des entreprises comme eBay, leboncoin, Troc.com, Mercarietc ? Quel sens donner à l'automatisation de l'échange, de la fixation des prix aux enchères sur les places de marché ? Quel sens donner à l'économie des start-ups, au crowdfunding, au group buying ? Il faudrait revisiter ces techniques de marché avec les outils et la sensibilité de Laurence Fontaine. Le Web est-il bon pour le marché, contribue-t-il à en faire un bien public ?
Si le Web modernise le marché et les places de marché, améliorant apparemment la transparence et l'information (moteurs de recherche, publicité, comparateurs de prix), il ne protège pas, hélas, du lobbying et des monopoles, pour ne citer que les deux plus grands dangers qui menacent sans cesse le marché et l'économie du Web : il suffit de voir, pour s'inquièter, les moyens que les plus puissantes des entreprises du Web consacrent au lobbying, à Bruxelles et à Washington, notamment ?

Le marché est un bien public, rappelle l'auteur dans sa conclusion. Proposition qui prend tout son sens à être rapprochée des Droits de l'homme, associée à l'espace public et à la place centrale des consommateurs. La conquête du marché, c'est l'objet de la démonstration qui court dans ce livre, est une conquête sociale contre les "sociétés à statut" ; celles-ci font obstacle au développement du marché, empêchant les plus démunis d'y accéder, restreignant le droit d'accès au prêt à intérêt (accusation d'usure). Le marché suppose l'égalité (cf. le marchandage qui se fait sur un pied d'égalité entre vendeur et acheteur, méprisé par les aristocrates, absent du commerce éléectronique et presque toujours de la grande distribution) ; il favorise le développement de la ville, "marché permanent" des biens, des idées, des services.

Livre inattendu, subtile et agréable à lire et à relire, iconoclaste. Rafraichissement conceptuel assuré, l'économie revenant sur terre, avec le marketing quotidien et les techniques triviales du marché (politique des prix) et ses acteurs oubliés, femmes, pauvres... Cette historienne restaure le marché et l'échange dans leur diginité sociale : le commerce n'est-il pas un réseau social ? Lecture indispensable pour les économistes, indispensable aussi pour ceux qui veulent comprendre le Web.

N.B. De Laurence Fontaine avec Florence Weber (dir.), signalons un ouvrage collectif remarquable : Les paradoxes de l'économie informelle. A qui profitent les règles ?, Paris, Editions Karthala, 2011, 276 p.

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