lundi 29 juillet 2013

Méthodologie des écarts

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Florence Dupont, L'Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec Pauline Colonna d'Istria et Sylvie Taussig, Paris, Albin Michel, 2013, 303 p.

Florence Dupont, Professeur de latin, spécialiste d'histoire et de culture romaines, expose, sous forme de questions-réponses, le cheminement intellectuel qui l'a conduite des langue et littérature latines à l'anthropologie et au théâtre. Progressivement, ce parcours engendre une critique des démarches intellectuelles traditionnelles et une réflexion épistémologique dont l'ampleur et l'intérêt dépassent son strict territoire de latiniste. Florence Dupont est amenée à développer des concepts, des outillages que l'on peut sans doute transposer à d'autres champs, et notamment à celui de l'analyse des médias. La méthode de Florence Dupont demande de s'en tenir aux faits, aux observations, aux textes, de s'éloigner des notions générales, héritées et reproduites de générations en générations. Cartésianisme de bon aloi : ni prévention, ni précipitation, ni préjugé ni cliché.

Entre ses mains, l'anthropologie devient puissance de déconstruction : privilégier le savoir local sur le savoir global ("pas d'énoncés universels qui ne soient au service d'intérêt particulier", p. 99). Partir du réel, fuir les catégories pseudo-universelles (le pouvoir, la démocratie, la femme, le mythe, etc.) qui empêchent de comprendre en donnant à tout propos des réponses toutes faites et passe partout. Préférer les "catégories indigènes" aux "concepts volants", "absolus". "Rien n'est a priori comparable avec rien" (p. 136), la comparaison doit d'abord être construite, puis déconstruite. Epistémologie conquise dans la pratique scientifique, le travail sur les textes, la confrontation avec d'autres champs.
Florence Dupont revendique des catégories "solubles", "floues", provisoires et pragmatiques. Désenchantement nécessaire du travail intellectuel et surtout de celui portant sur l'Antiquité, réservoir habituel de larges et vagues notions sur les origines de notre culture, sur l'humanisme, le goût, la philosophie... Sur le "miracle grec"et les racines grecques de notre civilisation !
L'approche de Florence Dupont, décapante, emprunte à l'esprit de Nietszche, fameux philologue.

Le rôle d'une anthropologie de l'antiquité est de "permettre un regard éloigné sur le monde contemporain" alors que la globalisation du monde en fait disparaître les "sauvages" et "les ethnologues de l'ailleurs avec eux". Avec l'ethnologie du proche et du contemporain, le latin et le grec retrouvent une fonction culturelle, essentielle, de décentrement (qui devrait leur valoir une place dans les programmes scolaires).
Que peut apporter cette réflexion aux études média ? Interrogeons nos pratiques culturelles les plus récentes, la généalogie de nos "grands mots" (réseaux sociaux, data, audience, multitasking, story telling, affinité, mass-média, engagement, etc.) en regard avec celles de l'Antiquité. Ainsi, par exemple, Florence Dupont insiste-t-elle sur l'importance de l'anthropologie de la lecture et de l'écriture, montrant que la coupure oral / écrit n'est pas nette et rend mal compte des faits culturels observables. Une partie de l'écrit antique, construction récente, falsification partielle, n'était pas fait pour être lue ; l'ouvrage pour l'illustrer développe une remarquable réflexion sur le théâtre, la musique, l'oralité.
On doit déjà à Florence Dupont un "Dallas. Introduction à une critique anthropologique" (1991) qui était, il y a vingt ans, tout un programme et qui peut être (re)lu avec profit par les spécialistes de médias. "Vu d'Homère", le soap opera "Dallas" (CBS,1978-1991, revenu à la télévision en 2011), paraît plus banal tandis que la série, à son tour, peut faire revivre à sa manière un Homère que l'on avait "embaumé dans l'alphabet". Ce récent ouvrage, en rassemblant des positions méthodologiques éparpillées dans l'oeuvre de l'auteur, les rend plus visibles. Invitation polémique à penser les sciences des médias, à décortiquer leurs discours, à les défossiliser. Nécessaire et constructive hygiène : penser à l'écart, penser en faisant un écart.


Sur Nietzsche philologue :
Jean-François Balaudé, Patrick Wotling, "l'art de bien lire", Nietzsche et la philologie, Paris, Vrin, 2012, 298 p., Index
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