vendredi 19 avril 2013

Karl Marx, profession : journaliste

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Jonathan Sperber, Karl Marx. A Ninteeenth-Century Life, Liveright, 672 p., digital edition, 16,99 $ (20,59 $ hardcover).

A suivre la biographie de Marx proposée par Jonathan Sperber, le lecteur échappe à nombre de clichés colportés par les épigones soviétiques et les doxosophes de la philosophe française courante. Marx est de son temps et de ses illusions : comment ne pas l'être ? La biographie montre un Marx romantique et amoureux, un Marx fauché et mal soigné, se débattant dans les problèmes de santé (de ses enfants, de son épouse, de lui-même) et dans des difficultés financières chroniques (payer les médecins, payer l'épicerie, payer l'éducation des enfants, rembourser les créanciers...). Marx mêlera tout au long de sa vie des préoccupations terriblement quotidiennes à la théorie économique et à la tactique politique.
Cette biographie rafraîchit notre vision de Marx, la ré-humanise. Elle pose aussi la question de ce que peut être une biographie, de la pondération, nécessairement intuitive, que doit effectuer le biographe entre les effets de la situation personnelle et la logique de l'oeuvre.


La biographie de Jonathan Sperber remet au premier plan l'activité journalistique de Marx. Celle-ci est généralement sous-estimée quand elle n'est pas tout simplement ignorée par les spécialistes de science politique et de philosophie, qui s'en tiennent à quelques ouvrages canoniques (dont beaucoup sont posthumes et agrègent des articles). 
Journaliste sera le seul métier de Marx. Il écrit, fonde et gère des journaux (lève des fonds, etc.). Il n'enquête pas ; son terrain d'investigation est la presse, la documentation économique et historique, les débats parlementaires : journalisme de la chaire (Kathederjournalismus !), journalisme de données politiques et économiques déjà (moulinées à la main, en bibliothèque). C'est d'abord un polémiste ("contre" : Freuerbach, Stirner, Proudhon, etc.). Son bagage conceptuel est d'abord philosophique ; Marx est imprégné comme tous ses contemporains, de la philosophie de Hegel et des néo-hégeliens. Il lui faudra beaucoup d'énergie pour s'en libérer, la remettre sur ses pieds , "en défaire la gaine mystique pour en découvrir le noyau rationnel"), moyennant quoi elle constituera un bon viatique contre les positivismes.

A la différence de nombreux révolutionnaires de l'époque, Marx a reçu une formation classique : sa thèse de doctorat porte sur le l'atomisme grec, Démocrite et Epicure (il lira les classiques grecs, dans le texte, tout au long de sa vie). A l'université, il a suivi une formation juridique. Son premier article (1842) est symptomatique ; il porte sur la liberté de la presse en Prusse, commence en latin par une citation de Virgile et s'achève par une de Tacite !
Son univers intellectuel quotidien est celui de la presse (lectures plurilingues : allemand, français, anglais, italien, espagnol, etc.) et de la littérature classique : dans la famille, en pique-nique, on récite Shakespeare et Goethe. Il aime Dante, Cervantès et Balzac (et pas Eugêne Sue).
La presse est son gagne-pain de chaque jour ; pendant longtemps, ses seuls revenus réguliers lui viennent du New York Tribune, le principal journal américain, dont il est le correspondant européen (il rédige en anglais). Il collabore à plusieurs journaux (pigiste parfois pour six journaux à la fois, journaux publiés aux Etats-Unis, en Autriche, en Prusse, en Grande-Bretagne, en Afrique du Sud...).

A côté du journalisme, l'oeuvre de Marx est une oeuvre constituée d'échanges épistolaires (Briefwechsel : 35 volumes de l'édition MEGA en cours). Des volumes de courrier, depuis les lettres de l'époque des fiançailles jusqu'à la correspondance politique (Marx sera un immigré apatride toute sa vie). Dans cette société déjà mondialisée, mais sans téléphone, on rédige sans cesse de longues lettres manuscrites (Marx a une écriture indéchiffrable). Marx passe ses journées dans les bibliothèques, prend des notes méticuleusement, longuement (Cf. les "cahiers de lecture"). Il écume la presse, notamment la presse étrangère et la documentation économique disponible à Londres.

Au cours de cette biographie, le lecteur ressent l'importance décisive, pour le travail intellectuel, des outils d'une époque : outils de documentation, de collecte et de traitement des données, d'écriture, de communication, de stockage, de paiement... Marx est dans le papier jusqu'au cou : journaux, livres, manuscrits, notes, lettres, etc. Nous ne le sommes plus guère. Marx est polyglotte : nous ne le sommes pas, lisant tout dans un anglais pasteurisé. Marx cherche, fouille, discute, interroge ; nous nous laissons aller à des moteurs de recherche configurés d'abord pour vendre des contacts publicitaires.
On ne réfléchit jamais assez aux conséquences du mode de production intellectuelle d'une époque sur les productions intellectuelles de cette époque (idées, etc.). Qu'est-ce que c'est, penser ?

N.B.
  • Au plan bibliographique, rappelons la thèse d'Auguste Cornu sur la "jeunesse de Marx" (1934) ; cette thèse est reprise dans l'ouvrage en 4 tomes publié aux Presses Universitaires de France en 1955 qui commence de manière prudente par une révérence à Lénine ! A. Cornu est alors professeur à l'Université Humbold, à Berlin-Est (zone d'occupation soviétique). L'ouvrage, extrêmement détaillé, est consacré à la période de formation du jeune Marx (1818-1844). Signalons encore la réédition de l'ouvrage de Marcel Ollivier consacré à Marx et Engels, poètes romantiques (Paris, Edition Spartacus, 1933 / 2014, 143 p.) et le film de Raoul Peck, "Le jeune Karl Marx" (2016, cf. la bande annonce).
  • Désoviétiser Marx et Engels ? Une nouvelle édition des oeuvres complètes, en langues originales, délivrée de la vision soviéto-centriste, est en cours (Marx Engels Gesamt Ausgabe, MEGA), avec une triple ambition : "Entpolitisierung, Internationalisierung und Akademisierung" (dépolitiser, internationaliser, universitariser). L'ensemble comptera 114 volumes et s'achèvera, espère-t-on, vers 2025 (59 volumes ont déjà été publiés). Plusieurs volumes sont accessibles en version numérique dont les tomes 1 et 2 de Das Kapital (MEGAdigital).

1 commentaire:

  1. Le travail de Karl Marx en tant que journaliste est absolument remarquable et se traduit dans le XVIII Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte où, sur le vif et en suivant l'actualité française de l'époque, il parvient à fournir une analyse socio-historique détaillée de la configuration électorale et partisane française.

    Le drame dans l'histoire de Marx est sa vie particulièrement triste, principalement sa fin au Royaume-Uni mais encore plus sa postérité ou soviétisme et marxisme se confondent renvoyant ici à la problématique de la catégorisation, énoncée par les politistes tel que Juan Linz ou les philosophes comme Michel Foucault.

    Ce travail de journalisme est en revanche intéressant dans le modèle de fouille de données dont l'application et l'enchevêtrement entre méthode des sciences sociales et investigation politique laissent place à de nombreux exemples.

    Dans "Impérialisme, stade suprême du capitalisme", bien qu'inspiré par des travaux allemands préalables, Lénine laisse transparaître une capacité déroutante d'analyse quantitative qui font preuve de son intelligence froide et d'une solide formation militante (et autodidacte acharné). Ce mélange entre analyse de données, constitution d'intelligence et militantisme offrent des possibilités immenses de redéfinition des cadres de perception du réel.

    A l'heure des grands mots de l'open-data, du data-journalism les possibilités offertes sont immenses mais laissent malheureusement place à de nombreuses frustrations, qui ne sont pour autant que des barrières surmontables.

    Les logiciels open-source de text-mining, data-mining et d'infographie devraient être encouragés à se développer. Le prix et l'accessibilité étant des obstacles quand à leur exploitation. De même, il est triste de voir des matières jugées inutiles êtres spoliées. L'épistémologie, par exemple fournit une capacité d'analyse critique des cadres conceptuels, la fronde des étudiants en économie en est un exemple contre un enseignement trop dogmatique.

    Enfin, ces nouveaux moyens offrent une opportunité immense, utopique mais plaisante, celle d'agir dans un "Monde en turbulence" où le chaos international provoqué par la multiplicité des acteurs laisse le champ ouvert par les ICT à une intervention isolée. Un renouveau romantique de l'acteur luttant contre le déterminisme pesant des structures.

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