jeudi 21 février 2013

Charlie Chaplin, Walt Disney vus par S. M. Eisenstein

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Serguei Eisenstein, Walt Disney, Circé Poche, 2013, 119 p., 7,5 €
Serguei Eisenstein, Charlie Chaplin, Circé Poche, 2013, 96 p., 6,2 €

Le cinéaste soviétique, théoricien du montage, réalisateur du cuirassé Potemkine (1925), d'Alexandre Newski (1938) et d'Ivan le Terrible (1940) rencontra le cinéma américain sur ses terres, en Californie. Peu connus, ces textes, inédits en français, enrichissent notre connaissance de S. M. Eisenstein et du cinéma soviétique. Ils renvoient au séjour du cinéaste aux Etats-Unis en 1930. Il espérait y porter à l'écran, avec Paramount, le roman de Dreiser, "An American Tragedy". Le projet n'a pas abouti.

Les deux livres illustrent la curiosité et la culture éclectiques d'Eisenstein. On y perçoit aussi à tout moment les contraintes qu'imposait alors la rhétorique soviétique et stalinienne du réalisme socialiste. Et la difficulté pour les créateurs d'innover dans l'univers stalinienne. Exercice risqué que beaucoup ont payé de leur vie : Maïakovski, Mandelstam, Babel...

L'expression de l'admiration de Eisenstein pour les prouesses techniques et l'inventivité cinématographique de Walt Disney est, bien sûr, contrebalancée par un discours obligé de dénonciation des maux du capitalisme. Ce discours parfois ne manque pas de poésie. "Disney, c'est une admirable berceuse - Lullaby - pour les malheureux et les infortunés, les offensés et les dépossédés" ; et d'évoquer l'industrie fordienne, que dénoncera Chaplin dans Les Temps modernes, ou le monde du mineur Stakhanov...). Disney, "opium du peuple... soupir de la créature opprimée, âme d'un monde sans coeur" : paraphrase convenue de Marx. Mais, malgré tout, ajoute Eisenstein, le charme de Disney opère (Marx évoquait le "charme éternel de l'art grec"). Quelle est la méthode Disney ? Elle est faite de révolte contre "le carcan de la logique", elle s'inspire des fables, de la mythologie, du folklore ; elle est faite aussi de la "littéralisation de la métaphore"... Eisenstein décortique méticuleusement les traits caractéristiques de cette méthode pour conclure : "l'oeuvre de Walt Disney est celle qui surpasse toutes les autres que j'ai pu connaître".
Dans ces textes à propos de Disney, grâce aux notes abondantes de ce volume, se révèle le cheminement de la réflexion et du travail d'Eisenstein, puisant dans la littérature internationale, dans le théâtre, l'opéra aussi (Wagner). Rapprochant Disney et Ovide, il lui semble que "certaines des pages d'Ovide ont l'air d'être des transcriptions de courts métrages de Disney"). On est loin du réalisme socialiste.
De Chaplin, Eisenstein aime tout, Le Dictateur, Les Temps modernes, La Ruée vers l'or, etc. Manifestement, il sait son Chaplin par coeur.
Eisenstein cherche à comprendre la vision, la perception du monde par Chaplin, son originalité : "Comment est placé l'oeil - en l'occurence, l'oeil de la pensée; comment regarde cet oeil...". Chaplin, lui semble-t-il, voit et regarde le monde avec des yeux d'enfant : "c'est l'apanage du génie". On pense à Dziga Vertov, à Lev Koulechov. Le texte de Eisenstein est émaillé des inévitables éloges de l'Etat soviétique... L'effet en est presque comique.
Pour Chaplin comme pour Walt Disney, l'admiration d'Eisenstein est absolue ; son texte frôle sans cesse les limites de l'acceptable pour la censure soviétique.

1 commentaire:

  1. Il est intéressant de souligner les interactions pouvant exister entre le monde artistique soviétique et occidental. Bien malheureusement, la censure et le mode de vie de l'URSS, particulièrement austère et totalement exempté de marketing a donné lieu à un univers particulièrement gris et morose. Il suffit de déambuler dans les rues de Moscou ou une autre ville post-soviétique pour constater l'ampleur de zones urbaines trop rapidement développés, de territoires trop rapidement industrialisés et d'espaces bien trop planifiés.
    Néanmoins, si les critiques contre l'URSS se veulent particulièrement virulentes, faisant fi des différences internes mêmes se cantonnant à des caricatures les plus plates, les études post-soviétiques se veulent particulièrement intéressantes sur la mise en valeur du patrimoine culturel de l'Union. Zinoviev dans ses écrits a pu mettre en évidence de réels témoignages, romancés et satyriques mais d'une valeur humaine et analytique tout à fait pertinente, offrant une véritable immersion. De même le cinéma de Tarkovski offre une profondeur ésotérique, philosophique et intellectuelle que peu de films modernes peuvent se targuer de disposer.
    Le cinéma hollywoodien et plus particulièrement Walt Disney, se caractérise, comme le définit Alexandre Bohas par la constitution d'un univers qui socialise l'enfant et l'accompagne jusqu'à l'âge adulte pour lui constituer des personnages bien ancrés dans les affects personnels, incitant à l'attachement et à la consommation. Les films Disney sont basés sur des schémas narratifs extrêmement simples, stratégie très proche des Hallyus coréens au final.
    Cette description proche de La Boétie qu'effectue Eisenstein peut au final inviter à une réflexion sur le cinéma en tant qu'Art. Les américains ont d'emblée considéré le septième Art comme une industrie, les français comme un Art et les soviétiques comme un instrument au service du parti (voir Que Faire de Lenine).

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