dimanche 16 décembre 2012

Langage totalitaire

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Laurence Aubry, Béatrice Turpin, et al., "Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire", Paris, 2012, CNRS Editions, 349 p. Bibliogr., Pas d'index.

Cet ouvrage collectif, issu d'un colloque, rassemble des travaux de linguistique, de psychologie et de sciences de la communication. Il invite à re-considéer le problème du langage totalitaire après les travaux de Jean-Pierre Faye (Paris, Hermann, 1972), de Hannah Arendt sur l'Etat Totalitaire et les observations (LTI Notizbuch eines Philologuen) de Victor Klemperer (1947) sur les usages langagiers le l'Allemagne nazie.

L'ambition de l'ouvrage est de dégager les invariants des langages totalitaires, afin d'en construire le concept. La recherche de la généalogie d'une "panoplie mentale" des langages totalitaires (Jean-Luc Evrard) conduit au coeur de l'histoire intellectuelle européenne et notamment allemande : le romantisme, une sémantique de l'élan et de l'action (Sturm), par exemple. L'analyse de la rhétorique nazie fait émerger des traits des langages totalitaires, qui sont toujours "langue du vainqueur" : la fréquence des performatifs et des euphémismes, les amalgames, les métaphores, la valorisation de l'endoxon ἔνδοξον (système d'opinions déjà acceptées). On repère aussi, la critique de la vie privée... Ces traits sont-ils propres au nazisme ou caractérisent-ils en général toute fabrication, nécessairement technicienne, du consentement indispensable à la domination (N. Chomsky) ?
De cette collection d'essais, dont la majorité porte sur les usages langagiers du nazisme, et dans une moindre mesure sur ceux du facisme mussolinien ainsi que sur quelques cas étrangers, il ne ressort pas une définition. Une définition est-elle même concevable ? Plus que le langage totalitaire, ces travaux comptent surtout sur l'analyse de la langue de régimes politiques criminels pour produire une définition féconde. Et s'il y avait des usages paisibles des langages totalitaires, préparant l'acceptabilité ? Peut-on qualifier de totalitaires la rhétorique des médias contemporains qui promeuvent mondialement une idéologie d'acceptation et de divertissement ?

LTI Notizbuch eines Philologen,  385 p.
La propagation d'un langage totalitaire nous semble inséparable des médias qui en permettent l'industrialisation, l'efficacité à grande échelle, produisant une sorte d'effet de réseau. Klemperer rappelle leur rôle dans la banalisation, la répétition, la légitimation de la langue des nazis. Peut-on comprendre le nazisme sans le mass-média qu'est devenue la radio (grâce au récepteur bon marché : der Volksempfänger, 1933), les uniformes, les grands rassemblements, les chants, le cinéma ? Béatrice Turpin, dans sa contribution sur la "sémiotique du langage totalitaire" (p. 65) cite Victor Klemperer : "Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire, Novalis et Barnum, l'Allemagne et l'Amérique" (p.65). Cette dimension est peu approfondie. Couverture et répétition font la puissance des médias : il y a du GRP dans la communication totalitaire ("Ganz Deutschland hört den Führer mit dem Volksempfänger", cf. infra). "La LTI investit tous les supports", note encore Béatrice Turpin : en quoi est-ce différent d'une campagne publicitaire 360° pour un soda, une restauration rapide ou une élection présidentielle ? Publicité totalitaire ?

La langue comme outil de propagande s'insinue dans les raisonnements, les repésentations contribuant au travail d'imposition, d'inculcation. Corruption insensible : empoisonnement ("la langue est plus que le sang" ("Sprache is mehr als Blut", affirme d'emblée V. Klemperer, citant Franz Rosenzweig). Le langage totalitaire "désinvestit le sujet de sa propre pensée" : "le mot qui pense à ta place"... L'auteur conclut d'ailleurs que "ce que V. Klemperer énonce ici pour le totalitarisme est valable pour tout contexte idéologique" (p. 74). La contribution de Joëlle Rhétoré est consacrée à l'évolution pro-nazie d'un hebdomadaire grand public français, L'Illustration (1843-1944). Dans ce travail linguistique, analysant le "lavage de cerveau"par le langage totalitaire, l'auteur souligne combien l'approche lexicale est insuffisante pour comprendre le travail de la langue qui vise la transformation des sujets en automates proférant des "chaînes d'assertions" (p. 193) ; pour être inconditionnelle, l'obéissance doit se faire répétition. "L'automatisation du vivant" caractérise le langage totalitaire, souligne Emmanuelle Danblon (p. 291).
Comment ne pas voir le travail d'automatisation de l'expression auquel nous livre et nous habitue le Web (like, follow, etc.) ? Hannah Arendt, couvrant le procès d'Eichmann à Jérusalem, stigmatise la langue stéréotypée de ce parfait administrateur d'une industrie criminelle. La langue qu'il parle (ou qui le parle) est propice à la déresponsabiliation, langue tissée de lieux communs et de clichés, langue d'administration, langue du "silence totalitaire", comme dit Philppe Breton (p. 112). Langue coupable qui déculpabilise.

"Toute l'Allemagne écoute le Führer
avec le récepteur radio du peuple"
A lire ces contributions, il semble que l'on ne puisse définir un langage totalitaire indépendamment de l'organisation totalitaire (dont celle des médias) et de formes pathologiques d'Etat (P. Bourdieu) qui le nourrissent et dans laquelle il s'épanouit ; la non-concurrence des discours instaurée violemment (p. 87) lui assure un monopole qui force et justifie en retour l'efficacité du régime totalitaire.
Limites de l'analyse lexicale pour la compréhension, risques que fait courir, à force de répétition, l'automatisation de l'expression, menaces contre la vie privée... Et s'il y avait du totalitaire dans certains cheminements, en apparence inoffensifs, de la communication numérisée.
Cet ouvrage incite à penser notre présent avec plus de circonspection et de prudence, par-delà le romantisme numérique que célèbrent l'air du temps et de grandes entreprises qui en profitent. A quelles conditions sommes-nous protégés de tout langage totalitaire, langage qui force à accepter ? L'éducation fait-elle son travail anti-totalitaire ?

Notes
  • Sur le langage totalitaire et la corruption de la langue, dès le romantisme, il y a beaucoup à apprendre de Paul Celan. Pour Jean Bollack, si "la mort est un maître venu d'Allemagne - maître, ce n'est pas la Wehrmacht, ce sont les chants et l'esthétique, les crépuscules orchestrés" (Jean Bollack, L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan, Paris, 2003, PUF, p. 145). "La mort est un maître venu d'Allemagne" ("der Tod ist ein Meister aus Deutschland") est un vers du poème de Paul Celan, Todesfuge (1944).
  • Der Volksempfänger est le "poste radio du peuple". Pour l'histoire de cet appareil, voir le montage "Hört, hört !" du SpiegelOnline. L'écoute des discours du Führer était obligatoire : dans les écoles, les usines, dans la rue, tout s'arrêtait pendant leur retransmission. La publicité ci-dessus est reprise du livre de Erwin Reiss, Fersehn unterm Faschismus, Berlin, Elefanten Press, 1979.
  • "Forme pathologique d'Etat", notion empruntée à P. Bourdieu (Sur l'Etat. Cours au Collège de France, janvier 1991, Seuil, 2012). L'auteur parle d'une "coercition invisible" qui peut évoquer l'inculcation d'un langage totalitaire : "le fait que notre pensée puisse être habitée par l'Etat", etc.

1 commentaire:

  1. LTI, la langue du IIIe Reich offre un témoignage extrêmement intéressant d’un universitaire ayant tenu un agenda particulièrement riche pendant la Seconde Guerre Mondiale et une analyse très pointue, donnant ainsi des perspectives intéressantes sur le langage. Le langage, en tant que signe et donc d’un rapport entre un signifiant et un signifié est indissociable d’un ensemble de variables subjectives liées à un ensemble de constructions sociales. Que pour Althusser, l’Etat et à l’époque l’ORTF, soient des appareils idéologiques d’Etat, ou que pour Chomsky, les médias soient un élément clef de la fabrique de l’opinion, l’un des éléments les plus intéressants du langage et des médias est certainement le lien qu’entretiennent les paradigmes idéologiques, les schèmes de pensée et l’angle linguistique adopté.

    Dans le cas de la langue du IIIe Reich, le romantisme allemand, en tant que refus de la société industrielle et processus de construction d’une identité allemande fac au choc napoléonien est particulièrement intéressant sur la construction d’une Kultur et d’un langage spécifique. Ce procédé renvoie aux phénomènes de construction sociale de « communautés imaginées » comme le définit Benedict Anderson. Cependant, l’ordre renégocié puise ses racines et son renouveau symbolique dans un ensemble de structure et de schèmes collectifs permettant de légitimer des pratiques et l’évolution des institutions. Cette analyse développée par Jacques Lagroye des systèmes d’action a notamment permis de montrer de quelle manière les individus dans une institution donnée peuvent faire face aux évolutions de cette dernière et objectiver leurs pratiques via le discours. Comme le définit Michel Foucault dans l’Ordre du Discours, « Parler, c’est classer, c’est émettre des lois ».

    Le langage et les médias sont producteurs de normes sociales, et, reprenant un modèle triadique de Wolton, les médias via le langage servent de relais aux idées.
    L’analyse du sarkoberlusconisme de Pierre Musso, le montre bien, les années 90, la chute du PCF et de l’URSS laissent le champ à un nouveau langage basé sur les « sciences » du management, de la gestion, de l’efficacité, du new public management, de la politique de l’audit et du contrôle.
    Ce nouveau paradigme se retrouve dans les médias, certes, mais principalement dans les supports d’écriture. Et dans ce cadre, l’avènement du pauvrepoint, est certainement le symbole de l’objectivation des discours tout faits, de la domination des théories des organisations "client" prônées par les disciples de Crozier, d’une culture des sciences de gestion s'imposant comme science en cannibalisant les sciences sociales, mais avant tout de la pauvreté intellectuelle et de la domination du quantitatif sur le qualitatif.

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