jeudi 18 octobre 2012

Multitasking, économie du capital humain

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Stefan Rieger, Multitasking. Zur Ökonomie der Spaltung, édition Unseld, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2012, 136 p.

Le multitasking est de ces notions dont l'évidence aveugle ; tout le monde en a une intuition et, dès que l'on tente de l'approfondir, elle se dérobe. Stefan Rieger place le multitasking dans une perspective économique, celle du rendement du capital humain et de l'augmentation de la productivité. Mais ce n'est pas un livre de science économique, plutôt un ouvrage de philosophie, d'histoire et de psychologie sur la division de soi, la scission (Spaltung) qu'impose le multitasking : s'agit-il de diviser pour régner ? Qui divise ? Qui règne ? Dans la vie multi-tâche, on n'a plus une minute à soi, plus de temps pour penser. Le multitasking empêche de penser, de rêver, d'imaginer, de critiquer tant et si bien que cette "auto-optimisation de soi-même" (à force d'entraînement et de gymnastique mentale) finit par être contre-productive ; la simultanéité comme enrichissement du temps est une utopie définitive.

L'intérêt de cet ouvrage est de replacer la multitasking dans un cadre plus général. L'auteur mobilise l'histoire et la philosophie pour désenclaver la problématique du multitasking, pour le sortir des médias. Les médias ne sont qu'une occasion de plus de mener plusieurs tâches plus ou moins simultanément : ils n'ont pas inventé le multitasking, ils l'ont banalisé. La propension au multitasking semblait infinie. La limite du multitasking est l'accident : l'histoire de l'automobile est l'histoire navrante et criminelle de cette limite (cf. les dégats récents des textos rédigés et lus par des automobilistes).
Les écrans ont multiplié les occasions de multitasking (multiscreentasking) certes, mais le phénomène existait auparavant au point que les enquêtes de budget temps des années 1980 et avant (INSEE, CESP, etc.) distinguaient dans les questionnaires et leur exploitation, activités primaires et activités secondaires. Par exemple : lire le journal en regardant la télévision. Dans ce cas, qu'est-ce qui est primaire, qu'est-ce qui est secondaire ? De même, on a longtemps considéré de manière caricaturale - et sexiste - que les femmes étaient plus aptes au multitasking que les hommes. Psychologie de domination ?
L'auteur mobilise pour son propos de nombreuses illustrations convaincantes. Il rappelle aussi la contribution de la mythologie à l'anatomie du multitasking : avoir quatre mains, plusieurs bras, comme la pieuvre, l'hydre et ses sept têtes, des yeux devant et derrière la tête comme Argus, etc.
On oublie trop que dans le multitasking, les tâches sont inégales, asymétriques : certaines sont plus automatiques que les autres, conduire, tricoter, entendre la radio, etc. On parle alors de médias d'accompagnement (radio) : on peut entendre la radio en lisant, mais peut-on écouter une émission en lisant ? Tâche de fond, fond de tâche et multi-tâche : la Gestalt Psychologie aurait son mot à dire pour décrire le multitasking.
L'ouvrage de Stefan Rieger est inattendu, stimulant ; il montre aussi combien notre compréhension du multitasking reste confuse et limitée. Car enfin, nous ne cessons pas de nous parler à nous mêmes, de "penser", de rêver. Monologue intérieur et sous-conversation que vise la littérature, de Dujardin et Joyce à Sarraute. Le multitasking courant, productiviste, observable, détruit-il l'autre, inévitable, presque imperceptible de l'extérieur, qui permet de vivre ? "Car le même est à la fois être et penser", disait le Poème de Parménide (Fragment 3) ; "ça" pense, "ça" parle, "ça" rêve... disent les psychanalystes, pointant le multitasking premier.

N.B. La notion de multitasking gagnerait à être rapprocheé de celle de multi-positionnalité (Luc Boltanski. Cf. "L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe", in Revue Française de Sociologie, vol. 14, N° 1, pp. 3–20, 1973).
Notons encore que l'on pourrait confronter la critique du multitasking à celle de l'organisation monotâche du travail à la chaîne (OST) et du taylorisme.
Edouard Dujardin, dans son texte sur le "monologue intérieur" (1931) rappelle que les critiques ont comparé ce type de monologue au film et à la radio (TSF).

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5 commentaires:

  1. Dans cette histoire, le plus étonnant, c'est que le multitasking est une nature chez nous, comme si nous étions poussés à faire toujours plus,toujours plus vite, le tout pour gagner du temps paraît-il...Mais au final, comme vous le soulignez, la productivité s'en ressent car diviser son attention, son énergie et ses capacités intellectuelles en autant d'unités que de tâches simultanées revient à amoindrir l'efficacité de chacune. Il me semble que cette tendance au multitasking, valable pour les médias comme pour toute activité quotidienne, révèle une grande peur de l'ennui chez nous, un profond besoin d'être sur tous les fronts par peur d'on ne sait trop quoi ; donc oui, le multitasking apparaît bien plus valorisant que le travail à la chaîne proposé par Taylor mais il ne inonde nos vies au point de ne plus trouver normal de ne faire "que" conduire et regarder la route par exemple...

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  2. Il est vrai que notre société et les technologies actuelles nous poussent à faire de plus en plus de tâches en simultanées, comme si ne faire qu'une seule chose à la fois était une perte de temps. Nous pensons donc tous que faire plusieurs choses à la fois nous permet de gagner du temps. Mais comme le dit cet article, c'est une utopie. Le multitasking divise notre concentration. Pourtant, le multitasking est bel et bien ancré dans nos moeurs. Il faudrait pouvoir apprendre à s'arrêter, à ne rien faire, et à rêver! Mais quelle société capitaliste nous enseignerait la valeur du rêve?

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  3. Toute chose est contradictoire en soi, même la technologie. Le multitasking en est le parfait exemple ! Avec la multiplication des écrans connectés (fixes et mobiles) le contenu prime sur la relation. On donne l’impression d’être des solitaires en réel et des sociables dans le virtuel ! C’est une double vie, que la plupart d’entre nous ont, qui tue de plus en plus les interactions réelles.
    Silencieux et concentrés avec leurs terminaux, les individus finissent par paraître idiots aux yeux des personnes avec qui ils interagissent en réel, et comme des Geeks, de véritables génies sur la Toile ! Ceci s'explique par le fait qu'on n'a pas les capacités cognitives pour faire plusieurs choses à la fois. Einstein, plus qu’un génie, est un véritable visionnaire. Il a anticipé l’impact des développements technologiques sur les relations humaines et sociales. L'une de ses célèbres citations : "i fear the day that technology will surpass our human interaction. The world will have a generation of idiots".
    Le multitasking peut également être interprété comme un manque de respect. La situation la plus fréquent qui illustre ceci est lorsqu'un individu manipule son Smartphone durant une discussion. Les exemples ne manquent pas. Apprenons donc à faire une seule chose et bien !

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  4. Patrizia Lamprecht16 décembre 2012 à 14:02

    Le multitasking est devenue normal et une nécessité dans notre société. On fait toujours plusieurs choses en même temps pour gagner du temps. On écoute la radio pendant on conduit ou on travail, on joue avec son Smartphone pendant on regarde la télé ou discute avec des amis. Comme c’est souligné dans l’article, en faisant plusieurs choses en même temps, on doit diviser la concentration et l’attention. On est partout et on n’est nulle part. » By doing many things, we do nothing » Si on se rencontre avec des amis, beaucoup de jeunes sont toujours en train d’écrire des messages ou surfer sur facebook. On ne joui plus de la présence des amis, on a toujours la nécessité d’être en contact avec tout le monde. On vive dans un monde réel et irréel en même temps, sans être vraiment présent dans un monde. Pourquoi ne lasser le Smartphone et jouir de la réalité avec des amis, vivre des expériences ?
    Mais le multitasking n’est pas seulement présent dans le monde privé, mais aussi dans le monde du travail. Aujourd’hui beaucoup d’entreprises veulent égaler des « Allrounders » - gens qui ont une connaissance dans plusieurs matières. En travaillant, ils doivent exécuter des devoirs de plusieurs départements de l’entreprise, au mieux tous en même temps. Peut-on être efficace en travailler comme cela et en diviser l’attention à plusieurs choses en même temps ? Je ne pense pas. Un proverbe : « La force naît de la tranquillité et non de l'agitation. »

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  5. A mon avis il faut vraiment différencier le Multitasking avec les médias d’accompagnement du « vrai » Multitasking. La radio est presque toujours utilisé comme média d’accompagnement et la télévision est également en train de devenir un média d’accompagnement. Multitasking dans ce sens n’est pas s’occuper des plusieurs tâches, parce que les médias ne prend de la concentration. Dans la vie moderne on s’a adapté à une vie plus « bruyante ». Moi par exemple, je n’aime si dans l’appartement c’est absolument tranquille, il y a presque toujours la radio ou la télé qui marchent. Alors c’est plutôt le niveau de la silence qui a augmenté. C’est un cas similaire avec les tâches qui sont absolument automatiques. Comme plusieurs personnes tricotent automatiquement. Dès qu’on a plus nécessaire de la concentration ce n’est plus une tâche mais plutôt des mouvements comme marcher par exemple. Dans la littérature c’est nommé tâche asymétrique, mais à mon avis, ce sont plus des tâches, alors c’est aussi pas du Multitasking.

    Ce que Sara et Patrizia ont remarqué avec les vies réelles et irréelles est très intéressant. Si on essaye d’avoir le contact avec la vie irréelle avec un Smartphone, au même temps que passer le temps avec des amis réels, ça ne fonction pas. C’est similaire comme diviser la concentration pour des (vrai) tâches différentes. Le contact social n’est jamais automatiquement alors il faut s’en occuper. C’est peut-être un développement dangereux pour la vie social.

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