lundi 14 mai 2012

Vu Lu Su

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Jean-Michel Salaün, Vu Lu Su. Les architectes de l'information face à l'oligopole du Web, Paris, La Découverte, 151 p., 2012, 16 €

"Placer le Web comme un moment d'une histoire longue et méconnue, celle du document", tel est l'objectif de cet ouvrage. Point de départ : la bibliothèque, premier média. Jusqu'à présent, le modèle économique de la bibliothèque est le financement par l'impôt. Lieu de difusion des documents (prêt dont livres numériques), la bibliothèque est aussi lieu de travail intellectuel (écoles, universités).
L'indexation systématique entreprise au cours du XIXe siècle, constitue la deuxième étape.
Enfin, aujourd'hui, la bibliothèque et la documentation sont bouleversés par l'économie numérique et des acteurs tels que Google, Apple et Amazon (ce dernier, peu évoqué par l'auteur).

Qu'est-ce qu'un document ? Le document remplit deux fonctions : transmettre et prouver. A l'origine le mot latin documentum renvoie à enseigner (doceo), il désigne ce qui est appris (par coeur) ; en anglais, "record" renvoie à l'enregistrement pour se souvenir (recordari) et servir de preuve (contrats, etc.). Depuis le XIX le document s'impose, entre autres, pour les actes administratifs et commerciaux puis, plus largement, comme enregistrements du savoir et de l'information (livres, journaux, revues, encyclopédies, cartes, plans, photos, etc.). Le Web généralise l'indexation lexicale, l'automatise mais butte encore sur la mise en oeuvre d'un Web sémantique prometteur (Tim Berners-Lee, 2001).
Le dernier chapitre du livre parcourt, parfois à très grandes enjambées, les plus récentes évolutions du Web et de ses supports observées dans la perspective du document (l'oral devient "document", retrouvent l'étymologie de ce terme grâce au speech-to-text).
Beaucoup de temps aura été passé à définir, à classer, à généraliser pour des résultats inévitablement provisoires. La dimension épistémologique de ce travail, dimension tacite, gagnerait à être mise en évidence et approfondie (valeur et impensé de ces classements). On attend avec intérêt la suite qui sera donnée à ce travail qui aide à mieux voir ce qui est en train de changer et que l'on ne voit guère car nous sommes pris dans ces changements. Par exemple :
  • Qu'est-ce que le métier de documentaliste désormais ? Conseil en documentation (travail de type éducatif), recherche (dans les entreprises) ?
  • Qu'apportent les réseaux sociaux à l'indexation des documents et surtout le traitement des personnes comme des documents, "comme des choses" (indexées, etc.) ? ""Je" est un document" comme dit Jean-Michel Salaün (p. 89), une somme organisée de traces (social graph, timeline, etc.).
  • Quelle place prennent et prendront les données issues des consommations de documents (data, metadata), données captées par les documents au cours des usages ? Quelle contribution à l'indexation provient des utilisateurs ? Qui détient ces données, leurs données : des services publics, des entreprises privées ? Le modèle économique du document s'en trouve affecté radicalement, comme l'illustre le désarroi des médias anciens ou des bibliothèques qui ne savent que faire... (cf. Jean-Michel Jeanneney, Quand Google défie l'Europe. Plaidoyer pour un sursaut, Editions Mille et Une Nuits).
  • Peut-on séparer une réflexion sur les documents et la documentation d'une réflexion stratégique sur les moteurs de recherche et les navigateurs, sur les modes d'indexation et sur le tri et l'organisation des réponses ("prcès de recherche" et "procès d'exposition", etc.) ? S'ouvrir en ce domaine aux cultures russes (Yandex) et chinoises (Baidu), entre autres, aiderait peut-être à y voir plus clair, plus loin que notre inévitable ethnocentrisme langagier... 

3 commentaires:

  1. Je me disais bien que l'article me rappelait quelque chose... Entendu dans l'excellente émission "Place de la Toile", évidemment! http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-le-web-comme-bibliotheque-2012-04-21
    Exégèse intéressante et bien documentée, vous auriez du la partager sur le site de France Culture.

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  2. J’ai l’impression, que dans ce livre le web n’est pour une fois pas l’ennemie des documents mais fait part, dans l’histoire des documents. C’est claire que des grands changements sont attendu pour les professions liés au documents. Mais comme pour tous les professions, une adaptation des tâches est tout à fait normal. La profession des secrétaires a aussi changé beaucoup avec les ordinateurs, mais on les a aussi encore besoin. Et de toute façon, on va toujours avoir des livres et les bien garder, reste un devoir très important.

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  3. Je pense que le pouvoir de Google sur notre culture est souvent sous-estimé. On ne pense pas à l’effet que Google pourrait avoir. Google réduise les documents en mots clés et ils décident souvent quels sont les documents, qu’on lit et quels pas. C’est une grande responsabilité qu’ils ont. Comme tout le monde utilise Google, est-ce que c’est ça une indication que les cultures s’approchent ? Je ne suis pas surpris que la Chine et la Russie (surtout parce que ce sont des pays assez contrôlés par le gouvernement) ont des grands moteurs de recherche soi-même. Ce fait, indique le mouvement opposé de la Gloogelisation.

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