mercredi 6 avril 2011

Média-médecine, enquêtes marketing et clinique

.
Daniel Couturier, Georges David, Dominique Lecourt, Jean-Daniel Sraer, Claude Sureau, La mort de la clinique ?, Paris, PUF, 2009, 153 p.

Cet ouvrage consacré à l'évolution de la médecine peut être abordé du point de vue des médias sous deux angles.
  • Le malade est désormais internaute. La médecin doit en tenir compte et conseiller le patient dans sa consultation du Web. Le malade est transformé par la fréquentation assidue des sites médicaux ; il ne parle plus ses symptomes et ne conçoit sa maladie que dans la langue et les notions de ces sites (ou d'émissions de télévision, de magazines, etc.). Notons à ce propos que la Haute Autorité de Santé incite les médecins à former leurs patients à l'utilisation du Web. Exemple : ce que les Américains ont cherché sur le Web en 2011, par Healthline.
  • La relation médecin - malade est homologue à la relation enqûeteur - enquêté. Les réflexions des spécialistes de médecine sur l'évolution de la clinique sont transférables à l'enquête telle qu'on la pratique en marketing et dans les études d'audience. La comparaison clinique / enquête est féconde et invite à plus de lucidité, de circonspection dans nos pratiques d'enquêtes, notamment pour ce qui concerne les usages langagiers et les risques d'imposition de problématique.
Le livre réunit une dizaine de contributions. La première évoque la place primordiale de la clinique, de la discussion du médecin avec le malade, dès les premiers pas du diagnostic. La clinique, rappelons le, c'est le malade alité (kline, κλίνη, le lit) et le médecin à son chevet, qui parlent. L'évolution de la médecine réduit l'importance de la clinique et des ses observations au profit des technologies (analyses biologiques, radio, etc.). Un écran technologique s'interpose entre le malade et le médecin (Dominique Lecourt). Le "colloque singulier" s'amenuise et tend à disparaître. Tout y conduit : l'évolution de la médecine (innovations technologiques), les contraintes économiques de la santé.

Le malade ne parle plus. En un remarquable texte, Didier Sicard, Professeur de médecine à l'université de Paris V, évoque l'usure des outils sémiologiques dont dispose un  malade pour décrire sa maladie. Didier Sicard constate que "le malade s'adapte au vocabulaire médical pour répondre comme il est attendu" (des répons plutôt que des réponses, aimait à dire Bourdieu). Triomphe du conformisme et d'une sorte de langue de bois. Le malade a appris à "parler médical" couramment évoquant son "écho" pour son foie, sa mammo pour son sein, sa colo pour son intestin, son PSA, son IRM...
Le malade ne sait pas (plus) dire ses symptômes et les bafouille dans une langue seconde acquise dans les médias ("Dr Google", dit Sicard). Contre cette dérive, il souhaite que le médecin en revienne à une clinique "fondée sur une écoute attentive", patiente, alors qu'un malade qui consulte est interompu au bout de 1mn 40s (moyenne). Le médecin est rendu impatient : il n' a pas le temps d'écouter son patient et il compte sur les examens de laboratoire qu'il prescrit pour effectuer son diagnostic. Autocensure du malade qui se comporte en bon élève imaginaire (il dit ce qu'il croit qu'il faut dire, dans les termes qu'il croit être les bons). La fréquentation du Web réduit la parole à l'information, "le dit par la médecine remplace le su du corps". Contre cette "ventriloquie", Didier Sicard revendique une "rencontre éthique".
En marketing, cette ventriloquie, nous l'observons dans les situations d'enquête, sur le terrain. La sociologie la connaît bien, c'est souvent l'effet d'une relation asymétrique. Chacun y joue son jeu, sans y croire : illusion. Sur le "marketing" spontané des consommateurs, voir notre post : "Le consommateur marketeur".
Avec des accents lévinassiens - l'importance du regard, de la rencontre -, le texte de Sicard stigmatise une société où l'on ne se rencontre plus guère, le plus souvent par médias interposés : téléphone portable, courrier électronique, liens partagés (sic), réseaux sociaux, etc. Les paroles, standardisées par les machines, limitent l'expression de l'innovation, du doute.... Gens pressés par le temps, les impératifs de gestion (benchmarking), l'enquêteur comme le médecin, l'enquêté comme le malade. Contraintes de rentabilité qu'énoncent les règles budgétaires, les normes administratives...

Ce qui se dit, en médecine, de la clinique, mérite d'être transféré à la situation d'enquête où le face à face et le semi-directif font place aux enquêtes téléphoniques guidées par l'ordinateur (computer-assisted, CATI, etc.), aux enquêtes en ligne. De même que le malade répond au médecin avec les expressions mal comprises de la médicalisation médiatisée, l'enquêté répond aux enquêtes avec les mots d'un marketing vulgarisé dont il a appris les rudiments à la télé, sur le Web (doxa). Que collectent les enquêtes ?

Les auteurs plaident pour une meilleure association de l'investigation clinique et de la technologie médicale. Guy Valencien, Professeur de médecine à l'université de Paris V, consacre un chapitre à la "média-médecine" et montre tout ce qu'elle induit comme transformations dans la médecine, touchant jusqu'à la formation des médecins, la géographie de l'implantation des établissements de santé, la collecte, l'organisation et la gestion de données.
Tous ces problèmes, nous les connaissons bien dans les médias ; leur approche par la médecine les fait voir autrement, donc mieux. Ce livre ne parle pas des médias et, pourtant, beaucoup de ce qu'il traite s'applique aux médias et au marketing. Aux jeunes chercheurs en marketing, on peut suggérer de méditer cette aphorisme de Fred Sigier, cité par Didier Sicard : "Ecoutez le malade, il vous donne, vous offre généreusement son diagnostic". Ecoutez l'enquêté...

N.B. Bonne occasion de (re)lire La Naissance de la clinique de Michel Foucault, Paris, PUF,  ainsi que les textes de Lévinas sur le regard  dans la relation à autrui (j'ai découvert que l'on enseignait Lévinas aux étudiants de médecine) : Totalité et infini, 1971, (cf. chapitre "Visage et éthique") ; Ethique et infini, 1982, (chapitre 7). Les deux ouvrages sont publiés en Livre de Poche.
Voir aussi, Luc Boltanski, La découverte de la maladie. La diffusion du savoir médical, Centre de Sociologie Européenne, Paris, 1968, 220 p.




.

2 commentaires:

  1. La parallèle avec internet est astucieux, je ne l'aurais pas fait moi même, bien que Levinas soit devenu avec le temps un de mes auteurs préférés. Astucieux je trouve, pour une raison totalement étrangère à Levinas lui-même; en effet, c'est par le roman "Grande Jonction" de Dantec que j'ai fait le lien. C'est un roman de SF d'anticipation dans laquelle une IA réduit le langage de l'homme à une suite alphanumérique, empêchant le sujet d'expliquer les symptômes de sa crise (tautologie s'il en est, une crise étant les symptômes d'une maladie en grec)
    Toujours est-il que je suis de plus en plus convaincue que ce sont les auteurs classiques qui nous donnent les clefs pour comprendre notre époque contemporaine.

    RépondreSupprimer
  2. Did you check my new article about dr. ryan shephard.I hope you will love it :)

    RépondreSupprimer