dimanche 2 mai 2010

Les voix de Jean Ferrat

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La mort de Jean Tenenbaum, alias Jean Ferrat, a retenu l'attention de la presse. Retentissement inattendu. Des articles dans Le Parisien, la une de Paris Match (850 000 exemplaires), un hors-série de L'Humanité avec le DVD d'une émission de Denise Glaser diffusée en 1971 (N.B. à voir comme trace éloquente de l'évolution des émissions de variété). Pourquoi ce succès médiatique d'un chanteur qui ne faisait plus de scène depuis 1973 ? Peut-on soupçonner sous cette popularité médiatique l'oeuvre de forces que n'expriment pas les procédures électorales ? Que disent de souterrain ces "plébiscites" populaires exprimés pour Michael Jackson, Jean Ferrat ou Johnny Hallyday, qui ne se saurait se dire par d'autres voies ? 

Dans la popularité discrète de Jean Ferrat se dessine une France qui n'a plus guère d'occasions politiques de [se] manifester, qui a perdu ses relais ; "sa" France ("Ma France") se tient évidemment loin de la "Douce France" que Trénet chantait en 1943 dans un Paris tenu par les nazis et leurs collabos. La France que revendique Ferrat est celle de Robespierre, de la Commune, du Chant des Partisans, du "vieil Hugo", symboles que se disputent des politiciens aujourd'hui. Patrimoine culturel aussi.
Les chansons de Ferrat énoncent un engagement personnel de mauvaise humeur, révolté et conservateur, loin des "multinationales", loin des people ("Ma Môme", chanson reprise par Godard dans "Vivre sa vie")un peu écolo, un peu communiste et un tout petit peu antistalinien, un peu Drucker et un peu Pivot... Beaucoup de nostalgies et de doutes aussi, difficiles : "La Montagne" ou encore la chanson féministe et tendre de "La Vieille dame indigne" (film de René Allio, 1965, d'après "Die Unwürdige Greisin", une nouvelle de Bertolt Brecht), "On ne voit pas le temps passer".
La France de Ferrat est aussi celle d'Aragon, des "Gitans", celle de "Nuit et Brouillard" (1963) - le père de Jean Ferrat a été assassiné à Auschwitz. Cette chanson sur les camps sera "déconseillée" à l'époque par le directeur de la radio et de la télévision d'Etat (ORTF). "Douce France" ! Ce ne sera pas la seule chanson censurée (cf. la liste établie par Le Nouvel Observateur).
Toutes ces voix composent une polyphonie politique, qui ne trouve pas son expression politicienne, et que trahit et déséquilibre nécessairement chacune de ses voix séparément. "Toutes ces voix se multiplient pour n'en plus faire qu'une..."


Les médias à l'occasion d'un événement (décès, anniversaire, accident) organisent une consultation électorale involontaire, impromptue, non intrusive, hors institution, non contrôlée, dont les élus n'ont pas été candidats. La science politique devrait prêter attention à ces voix de traverse, hors de portée des doxosophes et de la définition autorisée du politique, mais portées par le marketing des médias.


Confirmation : en août 2010, Paris Match fait à nouveau sa Une sur Jean Ferrat (cf. supra).

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