dimanche 20 septembre 2009

Les langues comme destins


Dans The Writer as a Migrant, l'auteur traite en trois brefs essais de l'abandon de leur langue maternelle par quelques grands romanciers. Sont évoqués ceux qui ont délaissé leur langue maternelle pour écrire de la fiction en anglais : Joseph Conrad, dont la langue maternelle était le polonais, Vladimir Nabokov (le russe), Lin Yutang (le chinois). Il s'agit seulement d'illustrations, sans volonté de démonstration socio-linguistique, stylistique ou autre ; d'ailleurs, l'échantillon et les combinaisons linguistiques traitées sont restreints.
Mise à jour 7 octobre 2012

L'auteur, Ha Jin, lui-même sinophone émigré aux Etats-Unis, écrit en anglais. Il évoque la difficulté radicale, même chez de tels romanciers, à maîtriser l'anglais. Cette difficulté se traduit par l'expression impossible de l'humour et un sentiment constant d'insécurité linguistique, entre autres. Cf. Nabokov : "My complete switch from Russian to English was extremely painful - like learning anew to handle things after losing seven or eight fingers in an explosion" (cité p. 48 par Ha Jin).
Ha Jin relève aussi les contreparties positives de cette situation linguistique sur le style des romans écrits en anglais par ces auteurs non-anglophones : paradoxalement, les contraintes qu'impose le handicap linguistique contribuent à forger un style original qui peut séduire les lecteurs anglophones.
Ainsi, même pour de grands romanciers, la langue seconde reste, malgré tout, langue étrangère, obstinément, définitivement. Et leur anglais est original, une sorte de maximisation narrative sous contraintes comme l'impose tout genre littéraire.

Un autre exemple, riche, plus complexe, serait celui d'Emmanuel Levinas dont le français, si précis, si élégant, semble une résultante du russe, de l'hébreu, de l'allemand (cf. la Préface générale de Jean-Luc Marion aux Oeuvres complètes, tome 1, p. 11). Mais il manque une étude stylistique qui démonterait, montrerait ce "français d'écrivain". Un même travail pourrait être effectué pour Elsa Triolet qui écrivit d'abord dans sa langue maternelle, le russe, puis en français.
Ces situations linguistiques présentent quelque analogie avec ce qu'a vécu Hannah Arendt qui a publié en allemand et en anglais des ouvrages de philosophie et de science politique. Germanophone qui émigra d'Allemagne en France puis aux Etats-Unis pour échapper aux nazis, elle répondit à un journaliste qui lui demandait ce qui lui était resté après toutes ces péripéties : "Ce qui est resté ? Est restée la langue maternelle" ("Was ist geblieben? Geblieben ist die Muttersprache" - Hannah Arendt im Gespräch mit Günter Gaus, 28 octobre 1964). Et d'avouer, elle qui travailla en français, écrivit et vécut en américain, que le sentiment de la distance à l'égard du français et même de l'anglais ne l'a jamais quitté. Conclusion : "Es gibt keinen Ersatz für die Muttersprache" ("il n'y a pas de remplacement [Ersatz] à la langue maternelle"). Traductions "mot à mot", délibérément (FM). Notre langue maternelle est notre destin, elle nous entraîne et nous nous y livrons en "aveugle".
Alors que le bavardage, souvent irénique, sur la mondialisation de la communication va bon train, ces essais invitent à percevoir des limites invisibles à cette internationalisation et les inégalités, les dyssymétries qu'elle engendre dans la communication. Dissymétries que l'on (se) dissimule. Illusions aussi, sans doute indispensables.

La question de la langue est omniprésente dans les médias. Le numérique la généralise
  • Tout média mobilise une ou plusieurs langues ; la langue serait le média ultime, média du "média des médias" (sorte de double génitif, en cascade). 
  • Les produits multilingues se multiplient, sites Web et applis, téléphonie, magazines, chaînes de télévision, cinéma, DVD (doublage, sous-titrage), jeux vidéo... modifiant l'économie des consommations et le fonctionnement du marché culturel. 
  • Le Web livre à profusion des outils de traduction réducteurs, plus ou moins trompeurs, générateurs d'illusions rassurantes quant aux barrières linguistiques. Le numérique révolutionne les outils langagiers et donne de nouvelles assises au débat sur la langue et les politiques linguistiques (donc éducatives). 
  • Dans le travail publicitaire, européen ou mondial, les compétences langagières avantagent outrageusement les anglophones (native speakers). Jusqu'au C.V. inclus, presque tout le monde fait semblant d'être à l'aise avec l'anglais : qui oserait déclarer ne pas l'être ! Mais après... La publicité, comme l'école, se laissent aller sans vergogne à l'anglais, mais elles ont peut-être déjà une langue de retard. L'allemand est la première langue maternelle de l'Europe, l'arabe celle de la Méditerranée, et le chinois est la première langue des internautes. Tout cela promet bien des suprises.
  • Une partie croissante de la population mondiale, clientèle potentielle des médias, vit dans une seconde langue, celle de son "pays d'accueil". Cette situation affecte les médias et tout particulièrement les études médias. Dans quelle langue doit-on conduire les enquêtes ? Aux Etats-Unis, de nombreuses enquêtes laissent le choix à l'enquêté : espagnol ou américain ? C'est le cas des enquêtes nationale et locales sur l'audience de la télévision, de radio conduites par Nielsen et Arbitron. 
  • La langue est souvent une variable de ciblage (celle correspondant à l'adresse IP, à la configuration de l'appareil), mais ce n'est pas si simple. Le choix de la langue est un comportement média.
  • Médias bilingues qui laissent le choix de la langue, comme ARTE (allemand ou français), ou de la V.O. avec sous-titrage. Il existe en France plus de 400 titres de presse plus ou moins bilingues, avec l'anglais, en majorité, mais aussi l'arabe, le chinois, des langues "régionales" (alsacien, basque, breton, corse), etc. Source : Base MM (octobre 2012).
N.B. 
  • Voir : les networks hispanophones aux Etats-Unis
  • Paul Valéry note le mauvais anglais de Joseph Conrad : "Etre un grand écrivain dans une langue que l'on parle si mal est chose rare et éminemment originale", Souvenirs et réflexions, Edition établie par Michel Jarrety, Paris, Bartillat, 2010 
  • Sur la place et le statut de la langue maternelle comme destin, signalons un ouvrage d'entretiens avec des germanophones émigrés en Israël ("Jeckes") dont le titre évoque Hannah Arendt : Salean A. Maiwald, Aber die Sprache bleibt. Begegnungen mit deutschstämmigen Juden in Israel, Berlin Karin Kramer Verlag, 2009, 200 p. Index
  • Signalons aux germanophones, un article drôle de Yoko Tawada, japonaise écrivant en allemand, publié dans le Neuen Züricher Zeitung Folio (février 2009) : "Von der Muttersprache zur Sprachmutter".

4 commentaires:

  1. A lire sur sujets connexes:
    L'essai très accessible mais néanmoins lumineux "Le drame linguistique Marocain", de Fouad Laroui (Le Fennec)sur la problématique des auteurs aux Maroc; mais aussi, sur l'impossible langue maternelle, quand elle est celle de l'ennemi nazi, témoignage de Rosie Pinas-Delpuech (traductrice en hébreu de son métier) dans son livre très auto-biographique, Suites byzantines (Bleu autour); Quelques pages également extrêmement éclairantes sur la subtilité de la traduction, dans Les larmes du traducteur, de Michel Orsel, traducteur notamment de l'Italien et de l'arabe, ou dans Longtemps l'allemagne, de l'auteur et traducteur de l'allemand ( notamment de Christa Wolf) Alain Lance.
    S.Gillet

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  2. Comme le cas de la majorité des écrivains cités dans l’article, l’émigration implique l’adaptation au contexte socio-culturel du pays hôte. Et l’un des principaux changements est l’appropriation de la langue du pays d’accueil. Un changement qui suppose plusieurs difficultés.
    La langue est liée à une culture, une histoire et un patrimoine. Maîtriser les outils linguistiques ne suffit pas pour parler une langue étrangère. La seconde langue demeure étrangère tant qu’on réfléchit selon notre culture originale et qu’on parle la langue du pays d’hôte. Il s’agit donc de faire preuve d’ouverture d’esprit en s’intéressant à la culture du pays pour bien parler une langue étrangère et se faire comprendre par nos récepteurs.
    Cependant, il peut y avoir une certaine originalité en ayant un style, des expressions et des idées non courantes qui attirent l’attention des natifs. Donc il ne s’agit pas non plus de dénigrer sa culture originale !
    Mais est-il toujours raisonnable de délaisser sa langue mère dans les écrits ? En quelle langue doit-on écrire dans une ère numérique où le monde peut être comparé à une tribu ?
    Les médias mobilisent plusieurs langues avec une légère préférence pour l’anglais. Mais est-ce un choix pertinent pour optimiser la transmission du message à la cible ?
    Faire des publicités uniquement en anglais n’est pas la solution pertinente dans un contexte de globalisation de la communication. En témoigne la distribution des anglophones, francophones, germanophones et arabophones dans le monde. Une solution pourrait être de garder le même concept d’évocation de la campagne publicitaire et de l’adapter à la culture et la langue de chaque région. Une erreur à éviter est la traduction mot à mot, qui peut donner des résultats totalement différents et désastreux.
    Au lieu de standardiser la langue en se contentant d’écrire en anglais, les publicitaires et responsables médias doivent devenir polyglottes optimiser la transmission et la compréhension des messages par leurs cibles.

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  3. J'aime beaucoup cette analyse de rapport langues et médias, par contre j'aimerai attirer l'attention sur un sous thème qui traite aussi de la relation en la langue et les médias qui est le panurgisme lexical des médias. Qu'est ce que cela signifie? Lemonde.Fr Médias la définit comme étant : Une nette tendance moutonnière consiste dans les médias à adopter les termes mis à la mode et à les utiliser au détriment d'autres, souvent à tort et à travers, donnant ce sentiment d'uniformité grise.

    important à savoir, malgré la multiplication des langues utilisées dans les médias, la question de l'appauvrissement du vocabulaire des médias n'est pas nouvelle et pas négligeable.....

    @arifineghizlane

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  4. L'auteur franco-japonais Akira Mizubayashi, qui a également écrit sur la question, (« Une Langue venue d'ailleurs » publiée en 2011 chez Gallimard) nomme de façon très juste sa seconde langue, le français, la « langue paternelle ». On peut appliquer ce que Bergson a écrit sur le langage dans « Le Rire » à la pratique d'une langue étrangère: « Nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles (...) le mot s’insinue entre la chose et nous ».

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